« American Interiors », sur les traces du mal des vétérans

20 avril 2021   •  
Écrit par Julien Hory
« American Interiors », sur les traces du mal des vétérans

Avec American Interiors, publié chez Dewi Lewis, Matthew Casteel dévoile les traumatismes dont souffrent les vétérans de guerre. En se plaçant dans les voitures d’anciens combattants, l’artiste photographie des parcours faits de souffrances. Une série à la fois sombre et humaniste.

Nous le savons, aucun conflit ne se termine par un traité de paix ou le retrait de troupes dans un pays lointain. Les guerres connaissent toutes des prolongements plus ou moins diffus dans les sociétés qu’elles concernent. Elles marquent de leur odeur nauséabonde les territoires, les cultures et les êtres. Acteurs principaux de ces théâtres d’opérations, les soldats sont aussi ceux qui, revenus au monde, transportent en eux les stigmates de l’horreur. Pour nombre d’entre eux, un nouveau combat commence. Le retour d’hommes et de femmes – souvent atteints de troubles du stress post-traumatique – à une vie normale s’annoncent très souvent compliqué. Les programmes d’accueil et la prise en charge des soins de ces vétérans sont un aspect méconnu du grand public.

Aux États-Unis, nation guerrière s’il en est, le problème a souvent été minimisé, voire dissimulé. C’est à ceux qui souffrent après leur voyage en enfer que Matthew Casteel consacre sa série American Interiors, publiée aux éditions Dewi Lewis. « J’ai créé cette série afin d’attirer l’attention sur le sort des anciens combattants qui, à leur retour, sont, pour une large majorité, mal pris en charge. J’ai voulu un projet communautaire autour de la guerre et ses répercussions dans la société. » Voici la genèse donnée par Matthew Casteel à ce travail sur les oubliés de la guerre. Une démarche qui pourrait sembler tout à fait classique si l’approche du photographe n’était pas pour le moins originale et bien plus subtile qu’il n’y paraît. Initialement conçu comme une série de portraits, il comprend vite que ces images ne disent finalement pas grand-chose de l’intériorité de ses sujets. Il lui faut réfléchir à un angle plus juste.

© Matthew Casteel

Farouchement antimilitariste

L’histoire d’American Interiors commence il y a une dizaine d’années. À son retour de Caroline du Nord, pour subvenir à ses besoins, Matthew Casteel doit se trouver un petit boulot. C’est ainsi qu’il se fait embaucher au service de voituriers dans un hôpital pour anciens combattants. « Au fil des sept années où j’ai travaillé là-bas, se souvient-il, je suis devenu de plus en plus proche des vétérans et patients. J’étais souvent la première personne qu’ils voyaient en arrivant à l’hôpital et une confiance mutuelle est née. Puis j’ai commencé à leur rendre visite chez eux, pour mieux les connaître. » Pourtant farouchement antimilitariste, ces rencontres vont modifier la perception du photographe sur ceux qu’on envoie en première ligne. Il saisit les implications psychologiques et sociétales de ce retour, loin des clichés parfois trop excluants qui touchent cette population.

« Je me suis toujours considéré comme résolument antiguerre, confie Matthew Casteel. Mais en travaillant au Veterans Affairs Hospital, j’ai appris qu’être contre la guerre ne signifie pas qu’il faille dénigrer les soldats eux-mêmes. Pour peu qu’on prenne le temps d’écouter leurs histoires et de comprendre leurs expériences, ces personnes peuvent faire preuve d’une grande gentillesse. Et ce, malgré les graves problèmes médicaux qui les affectent. » Mais alors, comment rendre compte de ce mal-être ? Quels en sont les indices et comment les partager avec le public ? « En garant les voitures des vétérans, j’ai décelé dans ces intérieurs l’expression des traumatismes, les répercussions de la guerre sur les corps et les âmes. J’ai aussi vu à quel point cela se diffuse dans chaque aspect du quotidien. »

© Matthew Casteel

Les traces du mal

Dans cette série, les images de Matthew Casteel lèvent le voile sur des personnalités torturées et meurtries dans leur chair. Pour les réaliser, il adopte un point de vue à la première personne en s’installant à la place du conducteur. On découvre alors les traces du mal. Dans un décor aussi standardisé que l’habitacle d’un véhicule s’impose la sphère de l’intime. « Bien que la photographie soit un médium basé sur le réel, mon approche est celle d’un documentariste subjectif, explique-t-il. La photographie a la capacité de suggérer quelque chose au-delà du cadre et de faire passer des émotions au spectateur. » Grâce à ce parti pris, Matthew Casteel parvient à mettre en place une narration complexe. Il retrace une somme de parcours individuels qui, pas moins que d’autres, mérite notre attention.

Plus que tout, cet univers de ténèbres que nous découvrons ne doit pas masquer l’humanisme profond que portent ces photographies. Le travail produit par Matthew Casteel est empreint d’empathie, de respect et de gratitude. « Les projets que je crée mettent l’accent sur les périls et les triomphes de la condition humaine, poursuit-il. Dans un monde saturé par l’omniprésence des images fixes, je m’efforce de partager des histoires qui révèlent les aspects les moins connus, les moins évidents de cette condition. » Un paysage qui serait bien triste s’il ne comportait pas un horizon d’espoir. « Ces dernières années, conclut Matthew Casteel, des progrès majeurs ont été réalisés dans la compréhension médicale des troubles du stress post-traumatique et dans l’étude des lésions cérébrales. Je crois que cela aidera à s’attaquer à des facteurs qui mènent au vagabondage et à la toxicomanie qui frappent une partie de nos anciens combattants. » Une façon pour les sociétés contemporaines de ne pas cacher leurs maux en tournant le dos aux recoins les plus sombres de leur histoire.

American Interiors, éditions Dewi Lewis, 32€, 96 p.

 

© Matthew Casteel

© Matthew Casteel

© Matthew Casteel

© Matthew Casteel

© Matthew Casteel

© Matthew Casteel

© Matthew Casteel

© Matthew Casteel

© Matthew Casteel

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