Dans son livre Hip Hop Diary of a Fly Girl 1986-1996 Paris, Maï Lucas revient sur les prémisses du mouvement musical. Des images dévoilant une jeunesse à l’esprit libre et à l’art de vivre inspirant.
« Dans le langage américain, le surnom “Fly Girl” permet de se reconnaître entre filles du milieu hip-hop. Une “Fly Girl”, c’est une fille qui participe au mouvement, qui a un certain look, une certaine allure, du caractère : elle sait ce qu’elle veut et n’a pas peur de l’assumer »,
confie Maï Lucas. Parisienne, métisse d’un père français et d’une mère vietnamienne, l’artiste naît dans le quartier des Halles. Quartier de toute son enfance et de sa jeune vie d’adulte où elle a vu briller Beaubourg. Dans ce Paris en pleine effervescence, où tout était confronté à son antithèse la plus totale, Maï Lucas grandit, entre les branchés des Halles et les punks. À l’adolescence, son père lui offre un Canon Ftb. Elle devient alors photographe et capture son quotidien et ses camarades de lycée, en réalisant des books pour ses copines mannequins. À 16 ans, elle fait la rencontre de Serge Kruger − DJ et animateur de radio − qui l’introduit dans le monde artistique et créatif des Bains Douches (une boîte de nuit, NDLR). Apparaissent alors des visages qui la marqueront pour toujours. Parmi eux, Vincent Cassel, JoeyStarr ou Solo. À l’époque, toute cette jeunesse se retrouve autour d’une passion commune pour danser, rapper aux côtés de leurs frères et sœurs de cœur. Jeunes de banlieue, fils ou filles à papa, modeux et modeuses… Le mouvement hip-hop devient un vrai Melting Pot, où tous et toutes sont encouragé·es à rentrer dans le cercle. « C’est à travers eux que j’ai intégré le hip-hop », explique-t-elle trente-six ans plus tard, alors que ces jeunes gens sont devenus aujourd’hui des icônes de la musique ou du cinéma français. Grâce à son opus, Maï Lucas les rassemble à nouveau, l’espace de 135 pages.
Groupe Assassin © Maï Lucas
Une histoire de transmission
C’est sous l’impulsion de François Gautret, commissaire de l’exposition Hip-Hop 360, et d’Alexandre Thumerelle, directeur artistique de Ofr. Paris et éditeur, que l’artiste s’est replongée dans les archives qui remplissaient ses tiroirs. Des réminiscences d’un temps révolu, présentes dans un coin de sa mémoire. « On ne se rend jamais compte des trésors que l’on possède. Toutes ces choses appartiennent à ma jeunesse, à une période que j’ai vécue il y a longtemps. Avec l’aide d’Alexandre, mon ami de toujours, et de François, j’ai réveillé tous ces souvenirs », précise-t-elle. Accompagnée de ses deux jeunes filles, de 18 et 24 ans – âges auxquels elle a figé ces instants – Maï Lucas a fait le tri dans ses négatifs pour créer une série, un récit. Vincent Cassel à la dentition imparfaite, figure du kaïra, MC Solaar faisant ses premiers pas dans les arènes du rap français, JoeyStarr graffeur à l’aura tendre, vulnérable… Des portraits intimes et sensibles, vivants par les sourires et la sincérité du regard. Rassemblées, ses images ont fait renaître l’amour du hip-hop que la photographe avait pendant un temps ostracisé, presque oublié. « Lorsque j’ai vu que les yeux de mes filles brillaient face à ses clichés, je n’ai pas hésité une seule seconde à me lancer dans ce projet. Le but n’était pas de faire un livre pour parler aux anciens, mais de transmettre et faire aimer ce que l’on a l’habitude d’ignorer. C’était primordial de dévoiler cette période inspirante », ajoute-t-elle.
© Maï Lucas
Le vivre-ensemble
« Il était important pour moi de se raconter, de mettre en lumière ce qui fait notre multiculturalisme. Je souhaitais que les images de JoeyStarr ou de MC Solaar se lisent comme des symboles de la France. Une France orientée vers un vivre-ensemble, fière de son métissage et de ses cultures. Je voulais que ce livre soit notre pays qui se raconte à travers le hip-hop. Car ce mouvement nous aura permis une grande ouverture d’esprit »
, confie l’auteur. Puisque dans ses portraits, elle diffuse un sentiment de connexion à autrui, à un groupe où les identités de chacun se révèlent au contact des autres. Une sensation d’entente pacifique, où l’expression libre s’entend dans les paroles d’un freestyle, ou s’apprécie dans les pas de breakdance. Pour les protagonistes de ses séries, la rue s’impose comme un vaste terrain de jeu, sans frontières ni jugements pour obstruer le passage. Et dans les visuels de Maï Lucas, chargés de joie et de lumière, la femme occupe une place primordiale.
« J’ai baptisé mon livre, Hip Hop Diary of a Fly Girl pour affirmer que sans les filles, le hip-hop n’aurait pas existé. C’était une manière de se célébrer. L’idée d’un journal me permettait de raconter ma vérité, quelque chose de personnel. Pour autant, je n’ai pas la prétention de narrer tout le hip-hop des années 1986-1996, puisque ce dernier est multifacette et chacun l’a vécu à sa manière », dévoile l’artiste. Témoin active de cette génération, Maï Lucas éveille les consciences sur le respect porté aux femmes dans la communauté hip-hop, souvent perçue comme étant menée par des entités masculines fortes. « Il y avait de l’agressivité mais on était protégées. Plus on avait du caractère, plus on était appréciées. Car c’était ça le hip-hop, une culture animée par la créativité, la communion. Au bout d’un certain temps, cette culture s’est diluée. Le mouvement a commencé à fantasmer sur les guns, il s’est ghettoïsé », complète-t-elle. Pourtant, Maï Lucas est restée fidèle à cette énergie d’antan centrée sur le partage, et n’a cessé de la déployer à travers ses productions.
En résulte une œuvre qui résonne dans le cœur de celles et ceux qui ont construit le hip-hop français, où les singularités ont été célébrées pour devenir les moteurs d’avenirs vertueux. À l’aube de sa cinquantaine, Maï Lucas ne considère pas ce journal comme le vestige d’un passé lointain, mais plutôt comme l’histoire d’un mouvement intemporel. « Si demain on recréait quelque chose ensemble, on retrouverait cette même dynamique, cette même amitié qui nous a toujours liés », conclut-elle.
Hip Hop Diary of a Fly Girl 1986-1996 Paris, aux Éditions Ofr. Paris, 135 pages, 39€. En vente chez Ofr. Paris.
MC Solaar © Maï Lucas
À g. Doc Gynéco et Stomy Bugsy, à d. JoeyStarr © Maï Lucas
© Maï Lucas