Avec TransAnatolia, publié le 17 novembre aux éditions André Frère, Mathias Depardon propose une plongée dans des territoires oubliés. Il lui aura fallu cinq ans pour documenter une Turquie aux parfums de nostalgie ottomane.
Il est des coïncidences parfois tellement surprenantes qu’on peut se demander si elles relèvent tout à fait du hasard. Et pourtant… Alors que les relations entre la Turquie et la France ont rarement été aussi tendues, Mathias Depardon nous offre sa vision d’un pays aux velléités hégémoniques évidentes. « Je dois avouer que c’est une concordance étonnante, confie le photographe, tant le contexte politique actuel se prête à la parution de TransAnatolia. Pourtant, il s’agit bien d’un pur hasard. Si j’avais eu le temps, je l’aurai édité plus tôt. »
Qu’on ne s’y trompe donc pas, cette sortie ne doit rien à l’opportunisme. Et on le croit volontiers. Pour réaliser TransAnatolia, le photographe documentaire a travaillé au long cours dans une région du monde qui l’a rapidement fasciné. « Le projet est plus ancien que sa conceptualisation, explique-t-il. Je pense que l’idée a germé dès 2012, quand j’étais en Azerbaïdjan et autour de la mer Noire, autant que dans le Caucase et les Balkans. Je venais alors de m’installer à Istanbul, la présence turque dans la région était quelque chose qui m’intéressait. »
Les traces d’un passé glorieux
C’est donc au gré de ses multiples pérégrinations en Mésopotamie, au Turkestan oriental ou encore dans le Haut-Karabagh, que Mathias Depardon va sonder l’âme turque. Le photographe connait bien la région, il y a réalisé de nombreux travaux personnels, mais aussi des commandes pour des titres internationaux. Ses explorations le conduisent dans des territoires méconnus, voire oubliés, par les Occidentaux. C’est là qu’il saisit les enjeux qui animent ces espaces : « À travers mes différents voyages, j’ai vu que l’influence de la Turquie se retrouvait bien au-delà des limites du pays, que ce soit dans la culture, l’économie, la langue…».
Au fil de ses reportages (notamment sur la question de la distribution de l’eau entre la Turquie, l’Irak et la Syrie) Mathias Depardon a l’intime conviction que des règles nouvelles se définissent. « Lorsque j’étais sur place, je sentais un vrai tournant dans la région. Pouvoir vivre cette période, et la documenter allait être une source d’enrichissement intérieur extraordinaire. » Cette aventure qui commence l’amènera de rencontres sincères en contrées marquées par les traces d’un passé glorieux qui peine à se retrouver.
« Néo-ottomanisme au quotidien »
Pour le photographe, les changements auxquels il allait assister ont commencé sous Abdullah Gül, cofondateur du AKP, le parti ultraconservateur qui gouverne la Turquie. « On sentait une sorte de néo-ottomanisme au quotidien, aussi bien à travers le menu sultan au Burger King que dans les compétitions sportives destinées à raviver la flamme de la conquête, ou encore les séries télévisées comme Le Siècle magnifique qui raconte la vie de Soliman le Magnifique [10e sultan de la dynastie ottomane, NDLR]. Au fil de mes voyages, j’ai approfondi et alimenté ce propos. » Un genre de soft power qui laisse entrevoir des lendemains triomphants à des spectateurs nourris au populisme et en proie au nationalisme de la « mère-patrie ».
Mais c’est bien sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan que les choses se sont accélérées. Le chef de l’état turc, qui aujourd’hui menace à tout va ses opposants idéologiques, n’en est pas moins un stratège en mal de reconquête. « Erdogan se voit en calife d’un empire turque-islamique et n’a pas peur de la démesure. Mais cela fonctionne, on le voit aujourd’hui. Bien que son avenir soit tourné vers l’est, l’influence de la Turquie est réelle, jusqu’en France. Il est clairement dans une approche de reconquête des territoires et, à l’instar de Poutine en Russie, rêve d’une grande Turquie », explique Mathias Depardon.
Des univers qui se côtoient
Malgré les crises et conflits que la Turquie contemporaine provoque ou suscite, TransAnatolia n’est pas un livre politique. « Au début je voulais raconter plein d’histoires, mais le livre aurait été plus politisé. Ce n’était pas l’idée, je voulais de la subtilité tout en gardant un côté historique. » Et l’essai est réussi. Dans ses images, Mathias Depardon nous livre un témoignage sensible et intime sur ceux qui peuplent les pays de ce qu’Erdogan appelle « les frontières du cœur ». À travers les portraits des générations, les paysages urbains et les plaines burinées, on voit là des univers qui se côtoient sous un même ciel.
En dépit des intentions, il est difficile de rester tout à fait neutre lorsqu’on aime et parle de la Turquie. C’est pourquoi les mots de Guillaume Perrier, journaliste, et Hamid Bozarslan, historien spécialiste de la Turquie et de la question kurde, apportent un éclairage à la fois historique et conjoncturel qui donne une autre dimension à l’ouvrage. Une façon bien menée et précise de revenir sur les évènements qui permettent à la région de se replacer au centre des enjeux économiques et culturels actuels.
Celle qui transcende les frontières
Aujourd’hui, Mathias Depardon a l’impression qu’une page se tourne. Comme il l’écrit dans TransAnatolia au sujet de son arrestation en 2017 : « Ma présence aux côtés de réfugiés et de migrants m’a fait prendre conscience que la boucle était bel et bien bouclée. J’avais démarré mon expérience turque sept ans plus tôt avec des migrants à la frontière nord du pays pour me retrouver détenu avec eux dans un centre de rétention à la frontière turco-syrienne. »
« Ces années d’expatriation furent parmi les plus passionnantes et trépidantes de ma carrière », écrit le photographe. Mais c’est ainsi, il est arrivé au terme d’un moment, d’une aventure humaine et professionnelle avec le pays. Ce qui ne l’empêche pas d’admettre que son histoire avec la Turquie n’est peut-être pas tout à fait terminée : « Je veux continuer à travailler sur la Turquie, mais celle de l’extérieur, celle qui transcende les frontières d’un seul État. »
TransAnatolia, éditions André Frère, 45€, 208 p.
© Mathias Depardon