Réunissant plus de 200 œuvres de 71 femmes artistes de la collection Verbund de Vienne, l’exposition Une avant-garde féministe, organisée par les Rencontres d’Arles, donne à voir les créations de celles qui s’attelaient, dès les années 1970, à promouvoir une « nouvelle image de la femme », loin des carcans imposés par un patriarcat étouffant.
« L’apport historique du mouvement artistique féministe des années 1970 et son rôle précurseur et pionnier pour l’art des cinquante dernières années sont incontestés. Ses protagonistes ne se sont pas contentées de rédiger manifestes et pamphlets (…) elles ont aussi fondé des associations d’artistes et des revues, critiqué les institutions, organisé leurs propres expositions. Leur art s’est engagé sur des voies totalement nouvelles aussi bien dans ses formes que dans ses contenus. Elles ont cherché à entremêler l’art et la vie – autant de critères qu’on a coutume d’appliquer aux avant-gardes historiques, à connotation jusqu’alors essentiellement masculine »,
déclare Gabriele Schor, fondatrice de la collection Verbund, et commissaire de l’exposition Une avant-garde féministe. Dans la grande salle de la Mécanique Générale, l’événement s’impose comme un passage obligatoire de cette 53e édition des Rencontres. Une profession organisée en cinq thèmes et regroupant 71 artistes (parmi elles, ORLAN, VALIE EXPORT, Annette Messager, Cindy Sherman, Ana Mendieta…) qui nous plonge dans un bain de revendication, au cœur d’une époque où les femmes artistes combattaient sans relâche l’invisibilisation.
© à g. Estate of Ana Mendieta Collection, LLC : Courtesy Galerie Lelong & Co, New York / Artists Right Society (ARS), New York 2022, à d. Estate Birgit Jürgenssen / Courtesy Galerie Hubert Winter, Vienna / ADAGP, Paris, 2022 // VERBUND COLLECTION, Vienna
Un véritable essor
Les années 1970 ont vu naître de nombreuses revendications féministes – tant dans le monde de l’art qu’au cœur de la société. En 1970, Margaret Harrison fonde le Women’s Liberation Art Group à Londres. Un an plus tard, l’historienne de l’art américaine Linda Nochlin publie l’essai Why Have There Been No Great Women Artists, pointant du doigt l’exclusion systématique des femmes dans la production artistique. La même année, six créatrices se réunissent pour organiser Where We At. Black Women Artists, la première exposition collective d’artistes afro-américaines dont le vernissage fut un véritable événement médiatique. En parallèle l’avocate féministe Gisèle Halimi fonde le groupe Choisir pour défendre les femmes qui avaient signé le Manifeste des 343 salopes, rédigé par Simone de Beauvoir pour réclamer le droit à l’avortement. En 1975, les Nations unies proclament l’Année internationale de la femme, et en France cette même année, l’écrivaine Xavière Gauthier fonde la revue littéraire artistique et féministe Sorcières. C’est un véritable essor, un plaidoyer porté par des centaines de voix, dont celles des photographes, qui s’affirment alors, et apparaissent sous les feux des projecteurs. « Durant ces années, l’apparition de nouveaux médiums a marqué le recul de la suprématie de la peinture. La photographie, le film et la vidéo, de même que les nouvelles formes d’expression de l’action et de la performance ont surtout profité aux artistes femmes qui ont réussi par ce biais à se faire une place sur la scène artistique, au-delà de la peinture dominée par les hommes », rappelle Gabriele Schor. Et, dans cette effervescence, ces créatrices et revendicatrices font émerger une nouvelle forme d’avant-garde. Une expression engagée, militante, d’où s’échappent des fulgurances intemporelles que l’exposition nous fait découvrir.
© The Woodman Family Foundation, New York / Artists Right Society (ARS), New York 2022 / VERBUND COLLECTION, Vienna
Crier au monde les injustices
Les œuvres de 71 artistes jalonnent donc le parcours de l’exposition, organisé en plusieurs chapitres : « Femmes au foyer – mère – épouse », « Enfermement – émancipation », « Diktat de la beauté – corps féminin », « Sexualité féminine » et « Identité – jeu de rôle ». Le tout forme un ensemble presque uniquement monochrome, d’où s’échappent quelques fulgurances de couleurs – souvent un rouge vif évoquant à la fois la passion des créatrices, et le sang symbolique de leur combat. Et si les thématiques se succèdent naturellement, chaque image, chaque film, chaque vidéo de performance semble imprégné d’un désir palpable de crier au monde les injustices perpétuées par une société résolument patriarcale. Dans une collection de six tirages, Karin Mack fait voler en éclat l’image parfaite de la femme au foyer en transperçant le papier – et le portrait – de broches à rôtir et de clous. Elaine Shemilt ficelle, en 1978, son corps nu de la tête au pied. Une protestation en réaction aux propos du directeur du département de sculpture de la Slade School of Art de Londres, qui affirmait l’impossibilité d’être à la fois femme et artiste. Annette Messager dénonce, dans Les Tortures Volontaires, les sévices que les femmes s’imposent pour s’approcher de l’unique forme de beauté médiatisée. VALIE EXPORT invite, en 1968, les passants à glisser leurs mains dans une boîte fixée sur son buste, et à palper ses seins tout en soutenant leur regard. Une manière pour elle de faire changer la honte de camp, en dénonçant les travers voyeuristes et le pouvoir masculin sur le corps féminin. Dans une mise en scène théâtrale, Howardena Pindell imagine un dialogue entre elle-même et une femme blanche – également jouée par elle – dans lequel elle revient sur les discriminations et moqueries racistes qui l’ont vu grandir…
En se plongeant dans les cartels ponctuant le parcours de l’exposition – un geste parfois fastidieux mais néanmoins essentiel pour apprécier l’accrochage – on ne peut qu’être touché·es par la violence des récits proposés, ainsi que par leur similarité. Çà et là, les femmes artistes se mutilent, s’abiment les corps et les visages, s’ôtent les sens ou singent les hommes pour faire passer leur message. Comme si, dans un monde dominé par le regard masculin, une femme devait cacher, déconstruire sa beauté – ou du moins celle qui est tolérée – pour être prise au sérieux. Comme si, malgré l’abondance de matière et le talent avéré de toutes ces créatrices, le corps comme la renommée des femmes ne dépendait que du bon vouloir des hommes. Et, en sortant d’Une avant-garde féministe, deux émotions assourdissantes s’opposent : la joie de (re)découvrir un tel panel d’artistes engagées, et la résignation d’un sombre constat. Car finalement, comme nous l’ont prouvé les États-Unis le mois dernier, cinquante ans plus tard, rien n’a vraiment changé.
Une avant-garde féministe, Mécanique générale
Une avant-garde féministe, Éditions Delpire & co, 62€, 496 p.
© Renate Eisenegger / VERBUND COLLECTION, Vienna
© Lili Dujourie / Courtesy Michael Janssen, Berlin / VERBUND COLLECTION, Vienna
© Natalia LL / Courtesy Lokal_30, Warsaw / VERBUND COLLECTION, Vienna
© Estate Barbara Hammer / Courtesy KOW Gallery, Berlin / VERBUND
© à g. VALIE EXPORT / ADAGP, Paris, 2022, à d. Estate Lea Lublin by Nicolás Lublin / Courtesy Espaivisor Gallery, Valencia // VERBUND COLLECTION, Vienna
© Leslie Labowitz and Suzanne Lacy / VERBUND COLLECTION, Vienna / Photo Maria Karras
© Veronika Dreier / VERBUND COLLECTION, Vienna
Image d’ouverture : © Renate Eisenegger / VERBUND COLLECTION, Vienna