Photographe épicurien et réalisateur au sein du collectif Megaforce, Léo Berne construit, depuis une dizaine d’années, une œuvre d’une désinvolture contagieuse. Rythmé par ses rencontres, ses voyages aux quatre coins du globe, ses amours et ses désillusions, l’auteur n’a cessé de documenter son quotidien et propose aujourd’hui de le découvrir avec son nouveau livre : Je t’aime, Je t’aime. Un ouvrage conçu comme un périple sensoriel à travers dix ans de vie, le tout en une journée : de l’aube au crépuscule. Lumière sur son auteur.
Pourrais-tu nous décrire ton livre en quelques mots ?
Léo Berne : Je t’aime – Je t’aime, c’est dix ans de photographie personnelle, présentée en une seule journée, du matin au soir, et du soir jusqu’au nouveau matin. Le titre est un hommage au film d’Alain Resnais dans lequel un homme, bloqué dans une machine à remonter le temps, bondit aléatoirement de souvenir en souvenir jusqu’au vertige. Le concept vient d’une précédente exposition imaginée en deux parties à la galerie Écho 119 : From dawn to dusk et From dusk to dawn.
Comment s’est déroulée la collaboration avec cette galerie pour l’édition ?
La galerie avait déjà édité mon premier livre For the aliens. Comme nous arrivions à épuisement du stock, c’est eux qui m’ont proposé d’en éditer un nouveau. J’ai alors commencé par composer un dossier gigantesque, rempli d’un millier de photos. J’ai organisé les images par relation selon les thématiques, la lumière d’ambiance afin d’esquisser des paires, des triptyques, des miniséries… Puis j’ai travaillé en collaboration avec les galeristes Kinuko Asano et Khénory Sok. On a ensuite imprimé des miniatures et entamé un cheminement sur le sol, en commençant par les images du matin et en avançant petit à petit, jusqu’au soir. Ce travail collectif était vraiment enrichissant et gratifiant.
Quelques mots quant à la maquette du livre : qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
C’est Kinuko Asano qui avait la main sur la maquette numérique. On se réunissait régulièrement, l’occasion pour elle de me proposer différents ajustements en partant du dossier original. Parfois, on souhaitait inclure des photos que je venais fraichement de développer. On a dû écrémer une soixantaine de pages pour rester dans le budget, ce qui n’est pas plus mal, puisqu’avec trop d’images on allait finir par noyer le lecteur et perdre son attention sensible. Concernant l’aspect extérieur, je voulais faire quelque chose de simple évoquant l’évolution de la lumière, au fur et à mesure d’une journée. Je voulais aussi que les tranches suivent ce spectre, que le livre soit tel un bloc de couleurs (ci-dessous). S’il n’a pas été évident de trouver un imprimeur qui nous assure ce dégradé, l’imprimeur belge Die Keure a trouvé la solution.
© Léo Berne / Je t’aime, Je t’aime. Éditions Écho 119
Dix ans de photographie représentent beaucoup de souvenirs, de personnes, de lieux, d’odeurs… Comment as-tu procédé pour les choisir ?
Le cheminement du livre impose sa propre dynamique. Des images qui me plaisaient individuellement ne trouvaient pas forcément leur place. Quand d’autres, auxquelles je portais moins d’attention, prenaient finalement de la force une fois mises en relation avec le reste. Parfois, il fallait aussi savoir supprimer une image d’un diptyque pour laisser s’épanouir l’autre et donner de l’air à la lecture.
La chronologie est-elle respectée ?
Pas du tout, comme dans le film d’Alain Resnais. L’idée était de voyager aléatoirement dans le passé. L’organisation en une journée permet ce cheminement d’ambiance et de ressentis, on ne cherche pas l’exactitude scientifique. Il y a un toutefois un enchainement réfléchi fait d’association d’idées, de formes, de lumières et de couleurs. Et cela peut être lu dans les deux sens, à l’occidentale ou à la Japonaise. En lisant à la japonaise (en commençant par la fin, de droite à gauche et de haut en bas), on a juste l’impression de remonter le temps.
Quel rapport entretiens-tu à la colorimétrie ?
Je suis très sensible aux couleurs en effet. Elles véhiculent des sensations, des états. Selon la météo, la lumière peut être bleue, jaune, rose, ça change complètement la perception de l’instant. Aussi, selon moi, la photographie couleur est plus exigeante que le noir et blanc. La scène peut-être juste, la composition bonne, la lumière parfaite, si les couleurs ne sont pas en harmonie ça n’ira toujours pas. Il m’est arrivé de passer en noir et blanc certaines images pour cette raison. Et puis, j’aime bien jouer avec de temps à autre.
Ce « Je t’aime » à deux reprises, dans le titre, est-ce là l’ultime déclaration d’amour à une personne ?
C’est avant tout une façon d’apparenter l’acte de photographier à la déclaration d’amour. Roland Barthes voit l’expression je-t-aime comme un seul mot: « Ce peut-être un mot sublime, solennel, léger, érotique, pornographique. C’est un mot socialement baladeur ». La forme double, au-delà de l’hommage au titre du film d’Alain Resnais, décompose la déclaration et la rend ainsi moins solennelle, plus musicale, davantage en mouvement, comme le feuilletage d’un livre. Une fois qu’on a dit deux fois « je t’aime », on peut le répéter à l’infini.
Ton voyage est celui d’un retour vers ton passé. Es-tu nostalgique de ce dernier ? As-tu peur de l’oublier ?
La nostalgie est selon moi un sentiment esthétique. Elle donne de la valeur, et donc du sens à ce que l’on a vécu. C’est exactement l’essence de ma démarche photographique : prendre en photo, c’est donner du sens. Mais je ne vis pas dans le passé, l’acte de photographier c’est avant tout une façon de chérir le présent. J’aime quand la photographie matérialise en un geste, le désir de suspendre l’oubli. Ce que Nietzsche appelle la mémoire de la volonté. C’est en quelque sorte un acte de résistance.
En trois mots, que retiens-tu de ces dix dernières années ?
Amours, amis, ailleurs.
Et maintenant, comment envisages-tu les dix prochaines à venir ?
De la même façon, du moins je l’espère.
Je t’aime, je t’aime, éditions Écho 119, 69€, 384 pages.
© Léo Berne