À Mulhouse, La filature – Scène nationale accueille 40 ans après. La photographie au Cambodge aujourd’hui. Une exposition collective signée Christian Caujolle. Un état des lieux de la création photographique, à découvrir jusqu’au 17 avril.
Au Cambodge, entre 1975 et 1979, les Khmers rouges dirigés par Pol Pot ont instauré l’un des régimes les plus sanguinaires de l’histoire, causant la disparition de près d’un quart de la population du pays. Durant quatre ans, des centaines de milliers de Cambodgiens ont subi persécutions ethniques et massacres. Qu’est devenu ce pays meurtri, quarante ans plus tard ? Comment la photographie a-t-elle participé à la reconstruction du pays ? Et comment le 8e art s’insère dans la scène artistique aujourd’hui ? Christian Caujolle, directeur artistique du festival Photo Phnom Penh, s’interroge. Pour répondre, il propose un échantillon de la scène photographique contemporaine. Focus sur cinq artistes issus de quatre générations. Mémoire, identité, ou encore transformation de la ville, Mak Remissa, Philong Sovan, Sophal Neak, Sorn Seyhaktit (dit Ti Tit) et Lim Sokchanlina dressent un état des lieux d’un pays qu’ils ne connaissent que trop bien. Et tous ont ressenti « le besoin de s’exprimer, d’exister », confie Christian Caujolle en guise de préambule.
Des bribes de l’histoire
Le 17 avril 1975, lorsque les Khmers rouges envahissent la capitale du Cambodge, Phnom Penh, et décident de vider la ville – et ses 1,5 million d’habitants – en trois jours, Mak Remissa a 5 ans. « Il dédie sa série Left 3 days à toutes les victimes, et surtout à son père, son grand-père, ses trois oncles et sa tante qui sont décédés durant la période », explique Christian Caujolle. Envoyé en camp d’enfant, le photographe a survécu. Et pour la première fois depuis quarante ans, il évoque le génocide. C’est avec de petites figurines en papier qu’il reconstitue des bribes de l’histoire. Travail des enfants dans le camp, invasion des soldats khmers, ses images pudiques traitent des violences quotidiennes. Un travail poignant.
« Cela serait bien moins simple s’il me fallait trouver un modèle à chaque fois qu’une idée me vient », confie Ti Tit à Christian Caujolle. Ce jeune artiste se définit comme blogueur plutôt que photographe. Loin d’être narcissique, le jeune homme pratique l’autoportrait pour questionner l’identité des jeunes générations. Sexe, suicide, il ne s’interdit aucun sujet. Au contraire, tout est prétexte à la provocation, et les questions existentielles fusent. Une série politique et impertinente.
Seule artiste femme de l’exposition, Sophal Neak est une photographe-graphiste militante et féministe. Elle documente les problèmes de scolarisation au Cambodge, à travers sa série Leaf. Dissimulés derrière de grandes feuilles, des adolescents immobiles captent le regard. Attachés au monde rural, une majorité d’entre eux ne pourront pas poursuivre leurs études. L’artiste a décliné le même procédé en ville en photographiant des travailleurs. Qui sont-ils vraiment ? Qu’est-ce qui fait leur identité ? Leur métier ? Leur statut social ou bien leur genre ? Une série qui pousse à la réflexion.
© Sophal Neak
Une société en pleine transformation
Sokchanlina Lim, un photographe né en 1991, travaille à la frontière du documentaire et du conceptuel. Ce dernier aborde les notions de propriété et de frontière. Dans l’histoire cambodgienne, la question de la propriété a toujours été complexe. « Avant le protectorat français, il n’y avait pas de propriétaire individuel, la terre appartenait au roi et ce dernier autorisait les communautés à la cultiver en échange d’une redevance. Plus tard, sous le régime des Khmers rouges, les titres de propriété ont été détruits. Aujourd’hui, en province, des militaires volent des terres. Les propriétaires construisent des murs pour délimiter leur propriété », rappelle Christian Caujolle. Dans Wrapped Future, Sokchanlina Lim dénonce les effets de la spéculation immobilière et crée de nouveaux paysages où se confrontent la nature et le passage de l’homme. Une métaphore politique.
Lumière sur la ville avec Philong Sovan, un artiste devenu photographe sur le tard, en 2009. Ce dernier ne cesse d’explorer le monde qui l’entoure. À Mulhouse, il expose ses clichés réalisés grâce au phare de sa moto. Obsédé par la lumière, le photographe parcourt les villes cambodgiennes de nuit, à la recherche de scènes de vie et de personnages. Ses compositions picturales magnifient ce que l’on a tendance à oublier : la vie ordinaire et les laissés-pour-compte d’une société en pleine transformation.
L’exposition se prolonge par une projection présentant la scène photographique contemporaine et sera reprise à La Friche la Belle de Mai du 28 juin au 25 août 2019.
© Mak Remissa
© Lim Sokchanlina
© Sovan Philong
© Ti Tit
Image d’ouverture : © Sovan Philong