Cette année, la Fondation Henri Cartier-Bresson fête ses vingt ans ! Et ce sont deux femmes qui pour l’occasion sont mises en avant cette rentrée. L’œuvre de Carolyn Drake, photographe de Magnum et lauréate du Prix HCB en 2021, côtoie donc celle de Ruth Orkin, photographe influente du 20e siècle. Deux œuvres passionnantes, qui sont à découvrir jusqu’au 14 janvier prochain dans l’une des grandes antres parisiennes de la photographie.
Deux Américaines, d’époques et d’esthétiques différentes, mais que l’on pourrait relier par leur désir, à toutes deux, de traverser, jusqu’au bout, les tensions sociales qu’elles vivent en tant que femmes et de tenter de les transcender. Ruth Orkin, décédée en 1985, a véritablement archivé la vie du milieu du 20e siècle, s’est essayée à tous les genres et excellait en particulier dans la photographie de rue. Carolyn Drake, la cinquantaine, photographie, elle, les communautés, des Ouïghours comme les orphelinats soviétiques ou encore à un groupe mystérieux de femmes dans le Mississippi.
Une grande boucle photographique
En 1939, à l’âge de 17 ans, Ruth Orkin, déterminée, se lance dans une « fugue photographique », d’après l’expression de Clément Cheroux – à la fois directeur de la Fondation et commissaire de l’exposition – avec seulement 25 dollars en poche, et le projet d’atteindre l’Exposition universelle de New York. « Un but en réalité prétexte, car il faut envisager cette œuvre comme un voyage d’émancipation, à la fois pour grandir et se développer en tant que photographe », poursuit-il. Seule avec pour principal compagnon de route sa bicyclette, Ruth Orkin va de grande ville en grande ville et découvre l’Amérique dans son étendue et sa multitude. Chose bien singulière, pour l’époque.
Mais le plus étonnant dans l’histoire n’est pas seulement là. Il est aussi, et surtout, dans l’obsession de Ruth Orkin pour son vélo. Près de 350 photographies (dont une quarantaine exposée à la Fondation), tirées de Bike Trip, USA, 1939, en témoignent, puisque que le moyen de locomotion fait partie intégrante de la composition de la plupart des images. « Ruth Orkin réalise cette chose extraordinaire de faire du vélo un outil de cadrage. Elle met le cadre dans le cadre, réalise une sorte de jeu de mot visuel », affirme Clément Cheroux. À la fois symbole d’une liberté nouvellement conquise et sorte de signature graphique, la présence du vélo et son emploi particulier dans la photographie en font un travail audacieux, « avant-gardiste » même, ose le commissaire.
Parmi Bike Trip, USA, 1939, on retrouve l’une des grandes icônes de la photographie de rue : cette fameuse image d’une jeune femme, voyageant elle aussi seule, marchant sur le trottoir, reluquée de manière insistante et narguée par un ensemble d’hommes. Ruth Orkin parvient ainsi à interroger, déjà à son époque, les spectateurices de son art : comment la simple solitude d’une femme dans la rue peut-elle attirer autant les regards ? À 17 ans, la jeune artiste américaine est bien consciente des enjeux sociétaux de sa démarche. Sa série témoigne d’une lucidité étonnante, et d’une facilité à faire de la photographie un outil de projection. L’une des plus marquantes de sa série montre deux petit·es jumeaux·elles sur un pont gigantesque, se tenant la main, comme si iels devaient se protéger l’un·e l’autre contre l’immensité du monde. Une manière pour l’artiste, sans doute, de faire écho avec son propre état d’âme, et l’une des étapes constitutives de tout voyage, à savoir la peur et le doute, qui adviennent lorsque l’on est voué·e à soi-même. Voilà un grand périple qui participe, à coup sûr, de la construction de son identité.
Men Untitled ou la masculinité mise à nue
Un goût pour l’expérimentation sociale qui entre en résonance avec l’œuvre de la seconde artiste exposée. En 2020 paraissait le livre Knit Club de Carolyn Drake, rassemblant d’envoûtants portraits de femmes issues d’une communauté du Mississippi, à laquelle son autrice s’est intégrée. Trois années plus tard, elle revient avec un nouveau projet, qui découle du premier, mais choisit de diriger désormais son regard vers les hommes de cette même communauté. Avec une démarche qui lui demande cette fois-ci bien du courage : demander à ces hommes de se déshabiller en face d’elle. Men Untitled s’appréhende ainsi comme une invitation à regarder les corps de ces hommes, leurs mises en scène, révélatrices de leur rapport à leur propre nudité et de la difficulté de l’exercice lui-même.
« Lorsque l’on parle des relations entre les hommes et les femmes, il y a une très grande puissance dialectique chez elle, confie Clément Cheroux à propos du travail de Carolyn Drake. Quand on regarde ses images, il y a à la fois de la colère et de l’empathie. On peut y sentir une chose et son contraire. » Et en effet, déclare l’artiste : « il y avait une véritable tension entre une forme d’empathie, née d’une connexion créée par le fait de les voir poser nus face à la caméra, et du fait que j’essayais de canaliser ma colère envers les hommes – de surcroît à une période où aux États-Unis, la Cour Suprême décidait l’abrogation du droit à l’avortement. » Pourtant, la série qu’elle présente apparaît presque comme un projet circulaire, de la violence première à l’abandon puis à l’éveil.
Au fil de l’exposition, on découvre des corps pour l’essentiel découverts dans leur intimité, des regards fuyants, des visages qui se cachent un peu grossièrement – un homme au pénis en érection dissimule sa tête dans un cadre de tableau ; un autre cache son corps tout entier avec un carton, sauf son pénis, grâce à un petit carré découpé dedans, allusion pleine d’humour à l’appareil photographique lui-même –, mais aussi des corps plus aventureux, ravis et fiers de se dévoiler aux regards. Certains sont statufiés majestueusement par la glaise ; d’autres, dans leur nudité, portent une vieillesse noble et digne – sans pour autant coïncider avec les archétypes de l’Antiquité grecque et romaine et les symboles de virilité qui leur sont associés. La douceur du grain, et souvent du noir et blanc, vient les caresser, voire souligner leur féminité.
Le motif du miroir rythme l’ensemble, comme pour poser de manière renouvelée cette question qui hante la photographe : de quoi le corps des hommes est-il le reflet ? « Lorsque j’ai commencé à écarter les vêtements, les accessoires et les décors, ce qui est resté sous mes yeux était un corps vivant dans l’instant présent, comme le mien. Son autorité s’était volatilisée au moment où j’avais pris la liberté de regarder », peut-on lire dans l’introduction du travail de Carolyn Drake. Men Untitled raconte la connexion miraculeuse des regards, et invite à aller au-delà de la place accordée aux hommes dans nos sociétés.