« L’image peut être fabriquée pour servir une mission coloniale », Aaryan Sinha à la recherche de l’identité indienne

04 décembre 2023   •  
Écrit par Milena III
« L'image peut être fabriquée pour servir une mission coloniale », Aaryan Sinha à la recherche de l'identité indienne
© Aaryan Sinha
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AaryanSinha
« J’essaie de ne pas alimenter la perception de l’Inde par le public occidental comme une nation pauvre, folle de yoga, une terre inexplorée et pourtant surpeuplée de peuples indigènes. »
© Aaryan Sinha
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« L’identité indienne me paraissait à la fois fragile et magnifique. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus, cela ressemblait presque à un mirage. »
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This isn’t divide and conquer se lit comme un retour sur les ravages de la colonisation britannique, et ses conséquences, sur la perception qu’ont les Indien·nes de leur propre culture, et notamment les rapports tendus entre l’Inde et le Pakistan. Jeune explorateur de l’identité et du paysage indiens, Aaryan Sinha marque autant par son œuvre photographique que par son propos, fin et percutant. Entretien.

Fisheye : Peux-tu te présenter ? 

Aaryan Sinha : Je suis un photographe originaire de New Delhi, en Inde, actuellement installé aux Pays-Bas. J’ai obtenu récemment une licence en photographie à l’Académie royale des arts de La Haye (KABK). Dans ma pratique photographique, j’aborde des sujets liés à mon pays d’origine, l’Inde, et à l’évolution constante de ma perception de ma propre identité par rapport à ce pays.

Comment la photographie est-elle entrée dans ta vie ?

Il y a eu un moment dans ma vie où j’ai eu l’impression d’avoir perdu ma voix. Même si j’avais des opinions et que je ressentais le besoin de les partager, j’avais du mal à trouver les mots pour le faire. La musique et les paroles des artistes, entre autres, me les ont fournis, mais c’est surtout la photo qui m’a permis de m’exprimer. Mon arrivée à la KABK et aux Pays-Bas a été un choc culturel, non seulement sur le plan social, mais aussi par rapport au médium. Il a fallu beaucoup apprendre et désapprendre. C’est surtout à travers différentes plateformes que j’ai commencé à trouver une nouvelle famille artistique, qui est restée avec moi au cours des quatre dernières années.

Comment définirais-tu tes images ?

Mes images sont une exploration intuitive des environnements dans lesquels je vis. Dernièrement, je me suis concentré sur les détails du paysage indien : j’ai visité d’anciens endroits ainsi que des nouveaux, en les voyant d’un nouvel œil grâce à la distance que j’ai prise, en partant de là-bas. Je me considère chanceux d’être dans cette position, car cette distance m’aide à clarifier les œuvres que je produis. C’est une arme à double tranchant parfois, parce que j’ai souvent l’impression d’être coincé entre deux pays. Le fait d’être en Inde m’incite à prendre mon appareil photo, tandis que mon retour aux Pays-Bas me permet d’analyser les œuvres sans m’y noyer. L’Inde étant un pays criblé de clichés occidentaux, il est important pour moi de présenter ou d’en mettre en lumière une version plus éloignée, et plus fidèle à ma propre éducation.

© Aaryan Sinha

Peux-tu nous présenter ta série This isn’t divide and conquer ?

This Isn’t Divide and Conquer est mon projet de fin d’études à la KABK. Il prend racine dans des histoires familiales personnelles, et se transforme en un voyage à travers les cinq États de l’Inde, tous frontaliers du Pakistan. Prenant pour support la photographie, ma série étudie la façon dont les événements historiques jouent un rôle dans la formation du paysage indien et de l’identité de son peuple, tout en questionnant la relation entre la photographie, le colonialisme, et ma propre position.

Que signifie ce titre ?

Le titre du projet a des connotations historiques. « Diviser pour régner » est une expression que j’ai entendue pour la première fois au collège, dans le cadre de mes cours d’histoire. Il s’agissait d’une stratégie des Britanniques qui consistait à opposer les groupes religieux les uns aux autres. L’espoir sur lequel reposait cette stratégie était que les Indiens se battraient entre eux, au lieu de s’occuper de la domination impériale britannique. Cette tactique a conduit à l’une des plus grandes migrations forcées de l’histoire : pas moins de quatorze millions de personnes ont été déplacées, et plus d’un million ont été tuées. C’est un évènement qui, à mon avis, va marquer même les générations à venir. Il a entraîné par la suite quatre guerres entre l’Inde et le Pakistan ; d’innombrables autres vies ont été perdues et un sentiment de haine profondément enraciné existe entre ces deux nations. 

J’ai retrouvé ce terme dans un monologue lu par l’actrice et autrice Michaela Coel et écrit par le rappeur Wretch 32, intitulé Mel Made Me Do It (C’est Mel qui m’a fait faire cela) : « Ce n’est pas diviser pour mieux régner, c’est pourvoir et prospérer. » J’ai relu le monologue à l’époque où je commençais à avoir une idée de ce que ce projet pourrait devenir, et cette phrase s’est immédiatement imposée. C’était une façon de la reprendre en me concentrant sur les similitudes entre ces deux peuples plutôt que sur leurs différences.

Quels ont été, selon toi, les points de départ et d’arrivée de cette série ?

Le point de départ de chaque projet que j’ai entrepris ces dernières années, le point a été de savoir où se situait l’identité indienne. C’est une question complexe, et il me faudra peut-être toute une vie pour la résoudre. Après ma deuxième tentative de faire le tour de l’Inde, j’ai réalisé que j’avais couvert quatre des cinq États de l’Inde qui bordent le Pakistan. En lisant des entretiens de personnes nées au Pakistan mais qui ont dû émigrer en Inde lors de la séparation entre les deux pays, et les guerres qui ont suivi, j’ai commencé à entrevoir ce que l’identité indienne pouvait signifier. 

À la même époque, mon père m’a raconté qu’il avait accompagné mon grand-père dans un collège militaire indien. Il avait alors été surpris de voir plus d’officiers de l’armée pakistanaise que de l’armée indienne. Le fait est que ces gens avaient grandi, appris, mangé et bu ensemble, mais qu’après 1947 (l’année de la partition des Indes par l’Empire britannique en deux États indépendants, l’Inde et le Pakistan, ndlr) ils allaient se retrouver en guerre les uns contre les autres. L’aspect personnel est devenu mon point d’ancrage : j’ai cherché à explorer tout ce qui nous sépare d’elleux, afin de m’en rapprocher. Personnellement, j’ai grandi en pensant que les Pakistanais·es étaient bien plus différent·es de nous, les Indien·nes, sans réaliser que ma grand-mère maternelle était elle-même née au Pakistan. Mon troisième et dernier voyage en Inde s’est concentré sur le Cachemire, où je ne m’étais jamais rendu. Cette visite est pour moi l’exemple même de la manière dont cette ligne tracée à la hâte par les Britanniques a changé le cours de l’histoire.

© Aaryan Sinha

Que t’ont apporté ces multiples voyages ?

Le voyage que j’ai entrepris est devenu un moyen de relier le passé au présent, en me concentrant sur les similitudes et les schémas répétitifs plutôt que sur les différences. La photographie, ou plutôt l’analyse de l’imagerie collective, s’est imposée comme un outil d’investigation à partir d’une perspective personnelle. Je considère ce projet comme un épilogue : c’est le début d’une nouvelle découverte du passé de mon pays, de ses fractures, de son paysage en constante évolution, afin de comprendre ma propre identité, d’une certaine manière.

Quel type de relation penses-tu qu’il existe entre la photographie et le colonialisme ?

Dans ma publication, on peut lire : « Le mensonge fabriqué du sauveur occidental, toujours piégé dans les clichés alors que les cicatrices sont profondes. » Ce texte est tiré de mon mémoire de recherche qui, d’une certaine manière, va de pair avec This Isn’t Divide and Conquer

La photographie a été introduite en Inde par les Britanniques quelques années après son invention, au milieu des années 1850. Pour elleux, il s’agissait d’un instrument idéal pour chroniquer leur voyage, répertorier les ethnies, les communautés, les cultures, la flore et la faune. L’expression « photographie indienne » désignait principalement la documentation de l’Inde par des étranger·es, capturant le dialogue tendu entre le pays et le reste du monde. 

L’appareil photo est devenu l’un des agents les plus utiles du système colonial pour diffuser la propagande. Les travaux des photographes occidentaux·ales autres que le catalogage ont été utilisés pour diffuser des images biaisées auprès du public occidental. Le ou la sauveur·se occidental·e a été représenté dans plusieurs images à cette époque, et correspondait évidemment à l’image de l’Européen·ne « civilisé·e » venant en aide aux « sujets primitifs », ceux qui ne savaient pas gérer leurs biens ou leurs ressources.

Comment ton travail remet-il en question cette relation entre les deux ?

L’image peut être fabriquée pour servir un objectif spécifique, une mission coloniale. Si je suis originaire d’Inde, je travaille sur des projets liés à l’Inde, et j’ai un public occidental. Je me sens en conflit et je me méfie de ma position, en particulier lorsque je travaille sur des projets à caractère politique. Lorsque vous passez trop de temps à dire la vérité sur des personnes ou un pays, vous courez le risque d’être étiqueté comme « informateur autochtone ». En d’autres termes, le travail que vous avez effectué pendant des mois, voire des années, n’est pas reconnu à sa juste valeur, mais devient un sujet d’explication pour « l’autre ». Cela est particulièrement vrai à notre époque, compte tenu de l’état actuel de la politique en Inde – un pays où la liberté d’expression semble appartenir au passé. Des humoristes et des journalistes sont enfermé·es en prison pour une blague, un article ou un vieux tweet.

D’une certaine manière, il semble y avoir une relation avec la colonisation visuelle et les clichés. Je pense que l’enjeu véritable porte davantage sur la représentation d’un pays sans alimenter les clichés. Est-ce que j’alimente mon public occidental avec la perception de l’Inde qu’il a déjà, c’est-à-dire la nation du « tiers-monde », une nation pauvre, folle de yoga, une terre inexplorée et pourtant surpeuplée de peuples indigènes ? J’essaie de ne pas le faire.

© Aaryan Sinha

La notion d’identité existe-t-elle selon toi ?

Ma quête de clarté sur cette question a commencé il y a trois ans. Après ce qu’il s’est produit aux États-Unis avec George Floyd, la question de l’identité s’est imposée à moi. Mon entourage a beaucoup discuté de ce sujet, et j’ai commencé à percevoir l’hypocrisie de la culture indienne qui en découle. Les mêmes célébrités qui faisaient la promotion des crèmes de beauté pour la peau affichaient ce jour-là le carré noir avec le hashtag #blm« Comme toute nation, il y a de la lumière et de l’obscurité, du bien et du mal en son sein. Rien de tout cela n’est un secret »,a déclaré Vir Das, un comédien et musicien indien. L’identité indienne me paraissait à la fois fragile et magnifique. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus, cela ressemblait presque à un mirage.

J’ai grandi dans une Inde censée être laïque, mais avec la vague politique actuelle et la montée en puissance du gouvernement de droite, la version du pays dans laquelle j’ai grandi s’estompe lentement. La dualité de l’Inde, ou plutôt de l’identité indienne, m’apparaît de plus en plus évidente, il semble y avoir une contradiction constante à une échelle plus générale. Celle-ci se retrouve également dans ma vie personnelle. Elle découle de l’ignorance du passé, d’autres expériences, de ce qui m’entoure et du fait que je me place dans certains environnements.

© Aaryan Sinha
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