Altered : merveilles et déséquilibres en contrées reculées

Altered : merveilles et déséquilibres en contrées reculées
© Vincent Bousserez
© Vincent Bousserez

Cela fait plusieurs années que nous suivons le travail de Vincent Bousserez, un photographe explorateur qui ne cesse de capturer l’environnement et ses merveilles. Dans sa nouvelle série Altered, il continue de magnifier le paysage tout en questionnant notre rapport déséquilibré avec celui-ci. Entretien.

Fisheye : D’où t’es venu ce besoin, cette envie d’expérimenter ainsi ? Comment est née Altered ? 

Vincent Bousserez : Cela faisait des années que j’étais attiré par les possibles vrilles du médium photographique et ses techniques anciennes. Étant autodidacte dans le domaine, je n’osais pas me lancer, ne m’en sentant pas légitime. Et puis, je ne souhaitais pas simplement jouer avec l’esthétique des techniques : il était important pour moi que leur utilisation ait du sens.
Lorsque l’idée m’est venue d’aborder le sujet de l’altération de notre regard sur la nature, entre 2021 et 2022, je me suis instinctivement dirigé vers la possibilité de présenter des diptyques d’un même paysage. Une image représenterait la nature, avec un grand N, dans toute sa perfection ; l’autre montrerait ce même paysage, mais abîmé, simplifié, grossier, altéré, afin d’évoquer de manière symbolique notre regard sur elle, un peu suffisant. Restait alors à trouver quelle technique utiliser, et quelle manière de présenter au mieux ces deux images. Après avoir tenté différentes expériences, mes choix ont été de présenter une image devant l’autre, l’image parfaite réalisée au moyen format argentique tirée sur papier, et devant elle, l’image altérée tirée sur verre. C’est drôle parce qu’aujourd’hui, le résultat final des œuvres est assez proche de ce que j’avais imaginé avant même de partir en Islande pour les premières prises de vues. Je trouve que les œuvres finales sont encore plus belles que dans mon imagination !

© Vincent Bousserez

Sans dévoiler tout ton processus de création, comment es-tu parvenu à un tel résultat ?

Chaque diptyque – abstrait et très organique – résulte d’un processus de création comprenant plusieurs étapes. La prise de vue du paysage a été réalisée avec le pire appareil photo numérique que je connaisse, et c’est l’un des plus anciens aussi : les images créées sont en quatre niveaux de gris, d’une taille de 128 x 112 pixels ! Une fois tirées, ces images font à peine deux centimètres de large : à moi ensuite de les retravailler afin de leur donner leur taille finale et cet aspect si particulier.
C’est sur l’image altérée que j’ai le plus travaillé. Après différents tests, mon choix s’est porté sur une technique au charbon mise au point en 1855 par Alphonse Poitevin que j’ai légèrement modifiée afin qu’elle fonctionne sur verre. En 2022, j’ai passé beaucoup de temps dans mon sous-sol afin de tester puis créer une technique plutôt stable : créer une solution que l’on applique sur le verre sur laquelle, une fois sèche, a lieu ensuite une insolation afin de fixer l’image sur le verre. La solution en elle-même, le séchage, la révélation, le nettoyage sont toutes des étapes délicates et susceptibles de détériorer l’image. J’ai même réalisé l’encadrement grâce à l’aide de mon oncle Philippe avec qui j’ai renoué grâce à ce projet. Il était important pour moi de maîtriser l’ensemble du processus.

Un processus qui demande du temps…

Si j’inclus tous les essais des différentes techniques, et toutes les tentatives de tirage au charbon, cela m’aura pris huit mois ! À présent, j’ai formalisé un processus de production moins aléatoire, même si j’ai encore de sacrées surprises. En général je procède par production de trois œuvres différentes à la fois, et le temps que je passe dessus est d’environ une semaine si l’on compte les temps de pause entre les étapes et les imprévus. Le temps passé est optimisable, mais je préfère m’inscrire dans le temps long, y compris dans la création de mes œuvres. C’est un vrai sujet : cela contraste tellement avec la rapidité et la facilité avec lesquelles les images peuvent être produites via les smartphones.

© Vincent Bousserez
© Vincent Bousserez

« La pixellisation de notre monde nous déconnecte de celui-ci et nous donne un faux sentiment de maîtrise sur la nature, alors que les paysages vierges que je photographie sont finalement la preuve intrinsèque de notre insignifiance dans le temps géologique », peux-tu commenter tes mots ?

Je trouve que la photographie numérique, notamment celle réalisée à partir de nos téléphones, crée une distance entre nous et ce que l’on prend en photo d’une manière générale. Comme si chacun d’entre nous ne pouvait plus vivre un moment de vie, préférant le prendre en photo et le partager avec d’autres, via les réseaux sociaux surtout. C’est le cas lors d’un concert, face à une belle vue, en ville comme en pleine nature. Comment se fait-il que la première chose que l’on souhaite faire lorsque l’on arrive devant un panorama soit de le prendre en photo ? Pourquoi ne peut-on plus juste vivre le moment comme c’était le cas il y a quelques dizaines d’années ? Aurait-on peur d’oublier l’instant présent et la beauté du monde au point de, systématiquement, « l’immortaliser » dans notre téléphone, notre second cerveau ? Je pense que se laisser pénétrer par la splendeur de notre Mère Nature nous apporterait l’humilité et le respect que nous lui devons. C’est de cette déconnexion avec la nature dont je parle. Nous l’observons finalement comme si nous en étions détaché·e·s comme si nous étions un peu au-dessus d’elle, pensant même que nous la maîtrisons. Alors que nous en faisons partie intégrante. Ces paysages que nous photographions en pensant à notre prochain post sont là depuis des dizaines de millions d’années, souvent bien plus : ils sont donc la démonstration même de notre petitesse.

© Vincent Bousserez
© Vincent Bousserez

Qu’il s’agisse de tes boîtiers photo ou encore de ton téléphone… En tant que photographe, tu regardes les paysages derrière des écrans, comment parviens-tu à déconnecter, à profiter pleinement de l’instant présent, à trouver le juste équilibre ? 

Lorsque j’arrive en haut d’une falaise en Islande, face à l’océan, au moment où le soleil décline, ou bien quand l’orage gronde au loin, je sens le vent balayer mon corps, je suis vivant, frissonnant, en connexion avec les éléments, tous mes sens sont en éveil. Je vis le moment, je prends mon temps. Souvent silencieux, immobile à soupirer de bonheur. Cela peut paraître caricatural, mais je m’en fiche, je le vis ainsi.
C’est après ce moment de symbiose que je fais mes prises de vues. Je prépare mon matériel argentique, souvent mon Pentax 67II, je fais mes réglages, je déclenche quelques photos, et je croise les doigts pour que mes images reflètent ce que je vis et vois. Et j’use aussi de mon téléphone, c’est vrai. Je le sors et le range aussi vite que je le peux, à la toute fin, avant de quitter les lieux.

Plusieurs paysages, espaces ici… Quels rôles jouent tes voyages dans ce travail ? 

Mes précédents voyages qui se sont tenus dans des contrées reculées ont sonné comme une sorte de préambule. Ils m’ont permis de me découvrir en tant qu’amoureux de la nature et en tant que photographe de paysages. Ils m’ont ouvert les yeux, je les ai digérés, ils font partie de moi aujourd’hui, ils sont dans mon ADN. De manière indirecte, les images de ma série Altered sont une ode à la nature, en même temps qu’une réflexion sur le concept d’anthropocène. Il n’y a toujours pas de présence humaine dans ce travail, mais l’image tirée sur verre illustre de manière métaphorique l’empreinte que nous laissons.

© Vincent Bousserez

Dans Altered, tu brouilles les pistes et finalement tu installes un équilibre entre réalité et fiction, artifice et nature… 

C’est vrai que j’ai envie de perdre le spectateur, j’ai envie qu’il se demande ce qu’il se passe, et qu’il imagine sa propre réalité. Pas à la manière de Gregory Crewdson, on est presque à l’opposé. Deux images se mélangent. L’une est argentique, précise, en couleur, l’autre est abstraite, vibrante, tirée sur verre… Elle est d’ailleurs à la base une image numérique qui, via une technique ancienne, devient une image tirée au charbon ! Elle a fait finalement une sorte de boucle dans le temps ! Et elle est tellement loin de toute réalité qu’elle nous force à réfléchir : est-ce une forme de pollution que j’ai voulu représenter sur ces paysages parfaits ? Des particules ? Des pixels ? Un virus qui s’étend ? Une empreinte ? Un peu de tout cela sans aucun doute.

© Vincent Bousserez
© Vincent Bousserez
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