La photographie est un acte délibéré. Sa fabrication n’est qu’une suite de choix, d’exclusion et d’inclusion, de cadrage, de point de vue, de saturation, d’exposition au monde. Chacune de ces microbifurcations porte en elle son poids politique. Enquête sur les petites et les grandes résistances. Cet article, signé Sofia Fischer, est à retrouver dans Fisheye #72.
Nous sommes au printemps dernier. Devant le Congrès, Donald Trump promet « un âge d’or pour l’Amérique », tout comme la fin du « wokisme ». Avec son emphase habituelle, il promet de « forger la civilisation […] la plus dominante qui ait jamais existé à la surface de la Terre » aux élus républicains qui l’applaudissent. Quelques jours plus tard, l’armée américaine entame une vaste opération visant à supprimer toute trace de ses programmes de diversité, d’équité et d’inclusion. Une purge chaotique et absurde qui pourrait concerner jusqu’à 100 000 photos. C’est le début du printemps, et partout l’on fauche les herbes folles et les images qui dérangent. Fin avril, à Nîmes (30), une exposition photo organisée au Centre d’art et de photographie Negpos est vandalisée avec acharnement pendant la nuit. C’est l’exposition féministe Benzine Cyprine, de Kamille Levêque Jégo, dont le vernissage a eu lieu quelques semaines plus tôt. La totalité des œuvres ou presque est détruite. Au même moment, sur une petite île du Morbihan, loin des médias nationaux et dans un silence résigné, l’exposition autofinancée d’un photographe local, prévue dans une médiathèque, est annulée par la commune. En cause : des photos montrant les actions d’une association qui tente de rendre l’île accessible à tous les publics.
Deux siècles et plusieurs révolutions technologiques après sa création, la puissance émancipatrice de la photographie continue d’inquiéter les pouvoirs en place, qu’ils soient étatiques, économiques, genrés, coloniaux ou autres. Cette puissance est portée avant tout par celles et ceux qui la produisent : une photo n’est jamais une coupe transparente du réel, mais toujours soutenue par l’auteur·ice qui cadre, choisit, sélectionne, négocie avec le sujet comme avec sa propre sensibilité, et qui la donne ensuite au monde. « Ça a été », dit la personne qui propose une image. « Faites-en ce que vous voulez. »
« Montrer le sang, la réalité était un choix politique très précis et très net. Tout comme exposer les photos […] dans les rues de Palerme et de Corleone. C’était évidemment un acte politique très fort et très dangereux pour elle
et pour ses collègues. »
La violence sans concession
Aux prémices, il y a le risque : le choix politique de payer peut-être de sa vie la prochaine image. Certaines écritures photographiques ressemblent à une démarche militante dans ce qu’elles ont à la fois de rage, d’inconscience et de discipline. Le travail de Letizia Battaglia (1935-2022) en fait partie. La photographe italienne fait ses débuts à Milan à la fin des années 1960 avant de retrouver sa Sicile natale. Jusqu’en 1992, elle consacre son temps à immortaliser les corps des victimes de la mafia sicilienne pour le quotidien L’Ora, documentant ainsi l’ampleur de leur violence imposée à Palerme. Des clichés remplis de sang, de corps, des veuves qui se tiennent droites et accusent le coup, la violence dans ce qu’elle a de plus organique. De la beauté aussi dans les visages des hommes et des femmes, de l’amour et de la joie qui persiste malgré tout. Mue par une discipline héroïque, elle débarque sur les scènes de crime et, contrairement aux autres photographes de presse qui se contentent d’un bout de bitume taché de sang ou d’un groupe de policiers sur le bas-côté d’une route, elle braque son objectif avant même que le cadavre ait pu être déplacé.
Ses images sont comme un cri : « Voilà à quoi ressemble vraiment une mainmise sur toute une ville et des corps comme monnaie d’échange. » Walter Guadagnini, commissaire d’une rétrospective du travail de la photographe cet été à Arles, qualifie ces images « d’une invitation à la lutte, à la révolte ». Avant d’ajouter : « Montrer le cadavre, le sang, la réalité était un choix politique très précis et très net. Tout comme le choix d’exposer les photos après les avoir publiées dans le journal, pas dans les galeries mais dans les rues de Palerme et de Corleone. C’était évidemment un acte politique très fort et très dangereux pour elle et pour ses collègues. » Les photos, d’ailleurs, étaient publiées sous le crédit du groupe de photographes, pour souligner la démarche collective et protéger l’auteur·ice de l’image.
Regarder la souffrance des autres
Letizia Battaglia documente son quotidien, celui de sa Sicile natale et de ses concitoyens de Palerme. Pour ce qui est des guerres à l’autre bout du monde, de la souffrance de ceux qui sont loin, il y a dans l’anthologie des penseurs et penseuses de la photographie un concept qui s’agite comme un épouvantail. C’est le cas de « l’épuisement de la compassion » théorisé par Susan Sontag : l’idée que l’accumulation d’images chocs finit par figer certains drames comme des fatalités dans l’imaginaire collectif. La famine en Afrique, le conflit au Moyen-Orient, tous ces drames apparaissent petit à petit comme inéluctables, tant les seules images qui nous parviennent se succèdent et se ressemblent. L’émotion trop brute, non maîtrisée court-circuite la réflexion. Elle dissimule les causes et les conséquences des crimes représentés et en particulier leurs dimensions politiques, induisant chez le spectateur une forme de passivité. La foule des anonymes souffrant tous de la même manière efface les causes, précises et concrètes, de cette somme de souffrances individuelles. Les images « disent l’horreur sans nous la faire éprouver », pour reprendre les mots de Roland Barthes. Le spectateur compatit, mais il ne s’indigne plus.
La lutte contre cette passivité, cet épuisement de la compassion pour l’autre est un aspect éminemment politique de la photographie. Face au déluge d’images, comment susciter de nouveau de l’intérêt pour des conflits qui abreuvent nos imaginaires depuis plus de dix ans ? Comment retenir le spectateur, anticiper son anesthésie, lui hurler : « Voici le monde, c’est aussi le tien, tu le partages avec d’autres ? »
Certain·e·s ont tenté de remettre l’humain au centre dans ce qu’il avait de plus subjectif. C’est le cas d’Ariella Aïsha Azoulay, artiste et philosophe juive, qui propose une autre lecture du conflit israélo-palestinien dans une série de plus de 700 photographies intitulée Le régime israélien d’occupation, une archive photographique (1967-2007). Face à la caméra, dans un acte de prise de portrait volontaire, les Palestiniens témoignent de leurs blessures. Contre les récits dominants qui figent les individus dans des rôles hiérarchiques, le photographe comme maître, le photographié comme victime passive, le spectateur comme témoin extérieur, elle propose une autre lecture de l’image : celle d’un lieu d’interaction politique entre trois acteurs, le photographe, le photographié et le spectateur. Contre l’image-cliché, le déplacement des attentes du spectateur ; l’apostrophe individuelle d’un sujet. Plutôt que de détailler les violences, les prisonniers, les blessés, les morts, les humiliations, les destructions, les expulsions au fil de ces images, Ariella Aïsha Azoulay propose ce qu’elle appelle un « contrat civil » rendu possible par l’appareil entre tous les participants à « l’événement photographique ». À la place d’un récit clos et fataliste, elle défend une lecture de l’histoire comme ouverte, contestable, réparable.
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Renouveler le stock d’images mentales
Des initiatives semblables à celles d’Ariella Aïsha Azoulay participent à un mouvement fondamental : celui du renouvellement de notre stock collectif d’images mentales. L’histoire se construit et se concrétise dans l’imaginaire commun grâce à des images au point que chaque événement historique appelle ses images types, ses symboles. Et le façonnage visuel du passé appelle aussi celui du présent : de même que chaque conflit historique s’illustre par des images-clichés, les drames actuels, pour être appréhendés au plus vite, appellent des images immédiatement reconnaissables par le spectateur. Des rues éventrées et poussiéreuses, des mains noircies par la suie, des corps à moitié cachés sous des linceuls portés par des visages résignés.
C’est la claque que reçoit Carine Krecké, une artiste et auteure luxembourgeoise, présente à Arles cet été pour exposer son projet Perdre le nord. En 2018, en se « baladant » sur Google Earth, elle tombe sur une rue éventrée d’Arbin, dans la Ghouta orientale, en Syrie. Dans ces lieux où les petites voitures Google ne se rendent plus, c’est aux citoyens anonymes de remplir la banque d’images des cartes en ligne. Le photographe citoyen y a même ajouté un commentaire : « Surgical Hospital, please. » À la place de l’ancien hôpital, un trou béant que les forces de Bachar Al-Assad ont réduit à néant. Estomaquée de tomber sur une telle photographie de guerre sur Google Maps, Carine Krecké continue d’arpenter les rues de ce fief rebelle proche de Damas. L’auteur de la première image en a laissé une trentaine d’autres partout dans la ville. Autant d’actes de résistance qui plongent l’artiste dans un tunnel de sept longues années. « Je voulais tout savoir sur cette ville, sur ce garçon. Est-ce que vous aviez vraiment besoin de pulvériser l’hôpital ? »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #72.