Formée à la photographie médico-légale, Angela Strassheim pose le décor d’énigmes non élucidées dans sa série Evidence. Puisant dans les notions d’absence et de deuil, elle dévoile les traces invisibles des crimes qui subsistent malgré le temps sur les murs et croisent ces éclaboussures de sang monochromes avec les devantures de maisons de banlieue américaine, véritables théâtres d’homicides.
La façade d’une maison, les arbres qui la bordent, le soleil qui illumine ses fenêtres. Un foyer ordinaire dans une banlieue américaine tout aussi ordinaire. Autour, tout semble paisible, immobile, imperméable au temps qui passe. Et puis, une ellipse. À l’intérieur, les pièces sont plongées dans l’obscurité, le noir efface les meubles comme les marques du vivant. Pourtant, d’étranges traces blanches tranchent avec la pénombre ambiante. Des éclaboussures, des traînées translucides marbrant l’environnement de zébrures abstraites. « Le luminol réagit avec les métaux présents dans notre sang, révélant non seulement leur présence par son éclat mais mettant également en évidence les vestiges cachés de la vie. Ses traces restent détectables pendant des années », explique Angela Strassheim. Après avoir obtenu sa licence à l’École des beaux-arts et du design de Minneapolis en 1995, l’artiste s’est formée à la photographie médico-légale. Une pratique lui ayant appris « la précision technique du flash, le contrôle de la lumière et la méthodologie du cadrage » et nourrissant, en parallèle, son goût pour la narration détaillée. Durant les enquêtes de la police scientifique, les longues expositions et le recours à la chimiluminescence pour relever des preuves lui inspirent une expérimentation visuelle plus personnelle. Des expériences qu’elle développe en étudiant le médium photographique à Yale – de ses essais naissent des images hantées par le spectre d’une furie invisible, aussi belles qu’effroyables. Et puis un jour, un incident survient : « Une étudiante de mon école a été tuée dans un appartement que j’avais moi-même habité. Ça m’a bouleversée, et durant la crise financière de 2007- 2008 – qui a coïncidé avec une augmentation de la violence domestique –, j’ai su qu’il était temps de débuter Evidence », confie-t-elle.
La lumière révèle les souffrances
Fruit d’une recherche approfondie – archives publiques, études de cas –, la série s’accroche au réel : les maisons photographiées sont de véritables décors de meurtres, portant, malgré les années, les empreintes des crimes commis en leur sein. « Y pénétrer était l’étape la plus difficile, explique Angela Strassheim. Certain·es résident·es étaient des membres de la famille, d’autres des étranger·ères. Celles et ceux qui m’ont permis d’entrer se sont dit que les victimes auraient voulu que leurs histoires soient racontées. Une seule personne m’a demandé de voir le résultat final : une mère qui n’avait pas touché à la chambre de sa fille assassinée, la pièce étant devenue un lieu de commémoration. Elle m’a remerciée d’avoir honoré sa mémoire, même si c’était une expérience très intense pour elle. » Ainsi, la magie opère. Malgré le filtre du temps, la lumière révèle les impacts et la souffrance qui imprègne les foyers. Ce voyage au plus près de la mort fait écho au propre passé de l’artiste. « Dès mon plus jeune âge, j’y ai été confrontée de manière viscérale. D’abord en voyant des unités de secours à ma porte puis, à l’âge de 5 ans, lorsque j’ai découvert un corps en me promenant. Ces événements ont éveillé ma curiosité, la maison sombre au bout de ma rue devenant la toile de fond de mon imagination », se souvient-elle. Opposant l’abstraction des monochromes à l’ordinaire des banlieues, la photographe fait d’Evidence un récit fascinant au cœur duquel enfle une menace sourde. Des devantures familières aux trouvailles enfouies dans l’obscurité, les strates se mélangent, dissimulent pour mieux révéler.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #69.