Avec sa force unique d’évocation, Annie Ernaux tisse dans L’Autre fille le récit d’une enfance marquée par l’absence et le deuil, que reflète la brutale délicatesse des photographies de Nadège Fagoo. Dans cet ouvrage publié par les éditions Light Motiv, l’écrit et le visuel se font résonance, voire inventent en symbiose une nouvelle narration.
Comment fait-on pour reconstruire autour de soi, malgré la mort et la douleur ? Annie Ernaux, à l’âge de dix ans, apprend par hasard l’existence d’une sœur, morte avant sa propre naissance. « Elle était plus gentille que celle-là. » Ces mots qui suivent la nouvelle, et qui parlent d’elle, retentissent encore longtemps après. Publiée en 2011, à un âge avancé, L’Autre fille est la lettre qui n’a pas pu être écrite avant, ni par les parents de l’écrivaine, ni par elle-même lorsqu’elle était enfant. Comme dans la plupart de ses œuvres, Annie Ernaux tente de comprendre les idées, les comportements et les réactions de chacun·e d’un point de vue intime, par une écriture instruite sociologiquement. Le Prix Nobel de littérature raconte ainsi le silence, le secret de famille, et le poids que le non-dit peut peser sur la construction de soi – avec le sentiment, omniprésent, qu’elle a alors de remplacer sa sœur défunte –, le traumatisme et la honte qui s’inscrivent dans sa conscience de jeune fille.
Au moment où elle entend parler du récit de l’écrivaine, Nadège Fagoo travaille avec des résidences photographiques au sein d’hôpitaux psychiatriques. « Ses mots et mes images, autour du deuil et de l’absence, se rejoignent alors naturellement, dans une coïncidence troublante », se souvient-elle. Elle connaît la sensibilité particulière d’Annie Ernaux à la photographie (qui avait d’ailleurs co-écrit avec son compagnon de l’époque L’Usage de la photo, une réflexion sur le rôle du médium, intégrant des clichés de leur vie intime et amoureuse, NDLR), ce qui l’encourage à entreprendre de la contacter, dans l’espoir de mener un projet avec elle sur cette histoire marquante. « Ses mots réservent un accueil chaleureux à mes images et ma démarche, et m’incitent à mêler nos univers, entre ma fiction et sa réalité », révèle-t-elle. Une correspondance commence alors entre les deux femmes, qui aboutit progressivement à une rencontre physique.
La sœur éternelle
«Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. »
Pour exorciser sa culpabilité de vivre à la place de sa sœur, et faire quelque chose de la réalité de ce décès précoce, la narratrice se remémore des épisodes de son enfance où elle-même aurait pu connaître la mort, comme cette fois où elle échappe de justesse au tétanos. « Il fallait donc que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée », écrit-elle. Son existence, lui semble-t-il, est soumise à la condition de cette perte tragique pour sa famille. Annie Ernaux décrit ainsi l’étrangeté de cette absence, omniprésente et obsédante, qui ne crée pas un manque, mais demeure son plus grand mystère. L’écrivaine constate également à quel point il nous est commun d’ériger les êtres décédés en saint·es – l’espace de la mort étant pour elle et sa famille impensable autrement qu’un paradis.
« Je ne peux pas te mettre là où j’ai été. Remplacer mon existence par la tienne. Il y a la mort et il y a la vie. Toi ou moi. Pour être, il a fallu que je te nie. »
Comment les deux écritures peuvent-elles se nouer, se demande-t-on ? « La photographie répond aux mots, ils existent indépendamment tout en créant un troisième sillon narratif », dans lequel « les images font parler le sous-texte, et le texte fait vibrer les interprétations possibles des photographies », explique la photographe. Partie en immersion sur les lieux du récit d’Annie Ernaux, Nadège Fagoo retrouve les atmosphères et les détails qu’elle y lit – de l’endroit où sa vie bascule lorsqu’elle surprend une conversation qui ne lui est pas destinée, à la tombe de sa sœur, ou sa maison natale à Lillebonne. Chacune à leur manière réveille sa conscience d’enfant, et questionne, avec délicatesse, l’énigme de la mémoire et de l’identité. L’effroi, creusé autant par l’écrivaine que la photographe, se meut progressivement en quelque chose de plus lumineux – une guérison et une paix, rendues possibles par la lucidité et l’intelligence.
«Tu n’as d’existence qu’au travers de ton empreinte sur la mienne. T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence. Décrire l’héritage d’absence. Tu es une forme vide impossible à remplir d’écriture. »
© Nadège Fagoo