Issue du mouvement de l’avant-garde noire contemporaine que nous présentons dans notre dernier numéro, Arielle Bobb-Willis capture le monde en couleurs. Originaire de New York et installée à Los Angeles, l’artiste prône une vision libre et intuitive de la photographie de mode. À l’occasion de la sortie de sa première monographie, Keep the Kid Alive, aux éditions Aperture, elle revient sur son parcours, son rapport à la couleur et sa façon unique d’appréhender la vie.
Fisheye : Te souviens-tu du moment où la photographie est entrée dans ta vie ?
Arielle Bobb-Willis : Je me souviens de la première pellicule que j’ai shootée. J’avais 14 ans et j’étais recluse dans ma chambre, timide, déprimée. J’essayais désespérément de me connaître. Lorsque j’ai récupéré les photos, j’ai réalisé que ma chambre terne était devenue un espace chaleureux composé d’orange, de rouges et de jaunes. Le film mélangeait les couleurs et avait un soupçon de vert dans les ombres. Ce fut une illumination. J’ai réalisé que, grâce à la photographie, je pouvais transformer mon environnement comme dans mes rêves. J’ai su à cet instant que je voulais en faire toute ma vie.
Comment définirais-tu ton univers artistique ?
Dans mon monde idéal, tout le monde ressemblerait à des taches de couleur et de lumière. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de choses sur lesquelles nous nous préjugeons les uns les autres au quotidien. J’aime le fait que, sur mes photos, on ne puisse pas toujours distinguer le sexe de la personne. Pour moi, ma photographie est une parenthèse agréable dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ce qui m’importe, c’est de créer de nouvelles compositions et de ne pas simplement faire en sorte qu’une personne ait l’air cool, stylée ou classiquement belle.
Quelle place prend la photographie de mode dans ta pratique ?
C’est un parfait exutoire pour célébrer le design ! J’adore la mode en tant que médium, mais ce n’est pas mon domaine de prédilection. L’industrie de la mode a beaucoup d’aspects que j’aimerais voir changer, et je ne suis pas la seule. Cependant, j’ai un immense respect pour les créateur·rices et leur travail. J’adore le stylisme et je gère souvent moi-même mes clichés. La photographie de mode m’a beaucoup appris sur le travail en équipe et m’a offert des opportunités folles. C’est une belle façon de s’exprimer.
Comment est né ton livre Keep the Kid Alive ?
Les éditions Aperture m’ont tendu la main pour réaliser une monographie réunissant mon travail des dix dernières années. Trouver un titre était intimidant… Jusqu’à ce que je vois « Keep the Kid Alive » graffé sur un mur vert à New York. Ça a pris tout son sens. Faire vivre l’enfant qui est en moi est la philosophie qui sous-tend l’ensemble de mon travail. Lorsque j’ai commencé à photographier, c’était par pure curiosité. Je me suis battue pour conserver ce sentiment au fil des ans. Je ne veux jamais perdre l’amour simple que j’ai pour la photographie. Il est sans tabou et spontané. Je tombe d’ailleurs amoureuse de tant de choses chaque jour, comme les ombres devant mon appartement à 18 heures, la texture des vieilles clôtures en bois ou même le fait que la couleur viride existe ! Chaque jour est bon parce que je trouve toujours plus de choses à aimer. Keep the Kid Alive, c’est créer sans besoin de perfection. J’ai voulu donner à mon enfant intérieur une chance d’être au premier plan de ma vie quotidienne. Ce livre est une accumulation de toutes les photos dont Arielle, 14 ans, serait fière.
Au fil des pages, nous comprenons rapidement que la couleur joue un rôle essentiel dans ton travail. Comment la perçois-tu ?
La couleur, c’est la vie ! Je suis souvent déconcertée et submergée par tant de beauté qui est naturellement présente. Une crevette-mante, une chenille Saturniidae ou encore le Grand Prismatic Spring… C’est insensé. Je suis triste que la couleur semble quitter le monde… L’architecture d’aujourd’hui me fait peur ! Dans mon travail, j’ai généralement un grand sac de vêtements colorés. Lorsque j’édite, je change parfois la couleur d’une chemise ou d’un mur pour qu’elle corresponde à mes envies. Tout est intuitif et improvisé.
172 pages
60 $
Tes images évoquent un sentiment de liberté et de lâcher-prise. Est-ce une manière pour toi d’exprimer quelque chose de plus personnel ?
L’acte de créer est plus important pour moi que le résultat. Cela me permet de lâcher prise, c’est certain. Il n’y a pas de règles dans l’art. J’évolue dans un espace où rien de ce que je crée n’est mauvais. Cela m’aide à rester présente, vulnérable et courageuse. Je suis très émotive lorsque je parle de photographie, car elle m’a appris beaucoup de choses sur la vie. Lors des prises de vue, je dois vraiment exprimer ce que je veux. Aujourd’hui, dans ma vie en dehors de la photographie, je m’affirme davantage et j’exprime plus clairement mes opinions, mes désirs et mes besoins. Il y a tant d’autres exemples qui montrent que la photo a fait de moi une meilleure personne. C’est le plus beau cadeau que j’ai jamais reçu. Je me sens tellement chanceuse d’avoir trouvé quelque chose qui m’aide à être pleinement moi-même.
À travers tes photos, les corps et les identités se libèrent des normes traditionnelles, offrant une vision plus fluide et expressive. Penses-tu que la photographie de mode a le pouvoir de faire évoluer les mentalités ?
Oui. La mode est liée à la beauté, et la beauté est perçue comme une valeur universelle. Montrer différents types de corps, de visages, de personnes, c’est ouvrir des conversations importantes sur ce qui est valorisé ou non.
Quelle a été l’anecdote la plus marquante durant ces dix dernières années de photographie ?
Il y en a vraiment beaucoup ! Mais je me souviens d’un moment très doux en particulier. C’était lorsque j’ai photographié Mitski pour The New York Times. Il y a eu une coupure de courant dans le studio et nous avons couru toutes les deux dehors, sans l’équipe. Et c’est à cet instant que j’ai pris mes photos préférées d’elle.
Tu nous disais en préambule que tu aimais les peintres fauves, les matchas à la lavande et les passiflores. As-tu d’autres sources d’inspiration dans ton quotidien ?
Oui, beaucoup… L’air, l’eau, les arbres, le ciel, les abeilles, le fait que je me sois réveillée ce matin, les minuscules organismes à l’intérieur de nous qui travaillent constamment pour que notre corps se sente bien, quand je laisse tomber ma tasse préférée et qu’elle ne se casse pas, mes petites sœurs et mon petit frère. La vie en quelque sorte.