Arpita Shah et la transmission des récits féminins

À l'instant   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Arpita Shah et la transmission des récits féminins
© Arpita Shah
Portrait d'une femme vêtue d'une veste vert sauge, ornée de fleurs
© Arpita Shah

À travers sa série Nalini, la photographe indo-britannique Arpita Shah explore l’histoire de sa famille et des générations de femmes qui l’ont précédée. Entre archives, portraits et métaphores florales, elle tisse une œuvre sensible où la mémoire individuelle se mêle à la grande histoire des diasporas.

Arpita Shah est née en Inde, a grandi entre l’Irlande et l’Arabie saoudite, avant de s’installer au Royaume-Uni. Cette « expérience migratoire », comme elle l’appelle, se reflète beaucoup dans sa pratique et les thèmes qu’elle explore. Depuis plus de dix-huit ans, elle collabore avec des femmes issues de divers horizons pour aborder la féminité, le déplacement culturel et l’héritage ancestral. L’origine de sa série Nalini remonte à un moment aussi intime que douloureux. En 2014, en voyage dans le Gujarat avec sa mère, Arpita Shah apprend que sa grand-mère est dans le coma. À son réveil, trois semaines plus tard, celle-ci prononce des mots qui marqueront l’artiste à vie : « J’ai juste rêvé que je flottais dans la mer, entre l’Afrique et l’Inde. » Pour la photographe, cette phrase déclenche la nécessité de créer une œuvre qui raconte cette histoire familiale éparpillée entre l’Inde, l’Afrique et l’Europe.

Intitulée du prénom de sa grand-mère, la série porte une double résonance. « Je voulais en apprendre davantage sur elle, sur mes ancêtres et sur ma famille, mais Nalini signifie aussi “fleur de lotus” en sanskrit. Dans la mythologie hindoue, elle symbolise la fertilité, l’utérus et la renaissance », précise-t-elle. L’artiste utilise ainsi la fleur comme un fil conducteur, hommage aux femmes de sa lignée, mais aussi métaphore des cycles de vie, du déracinement et de la mémoire. Un travail au long cours qui combine portraits, paysages, objets et archives. « Je voulais que les images évoquent certains souvenirs, émotions et expériences des femmes de ma famille. Dans la plupart des portraits, je ne révèle que des fragments des femmes, afin que les spectateur·rices ressentent le même désir et la même nostalgie que moi », confie-t-elle.

Un peigne sur lequel sont accrochés quelques cheveux blancs
© Arpita Shah
Portrait d'une femme en sari rose, de dos, aux cheveux noirs et longs. Elle fait face à un buisson de bougainvilliers
© Arpita Shah
Des fleurs roses desquelles jaillit une natte de cheveux gris
© Arpita Shah

Faire coexister les générations

Au cœur de Nalini, les archives familiales jouent un rôle central. Arpita Shah les décrit comme « de précieuses pièces de puzzle qui ont traversé le temps, les continents et les peuples ». Ses découvertes vont des photos de studio prises à Nairobi, dans les années 1920, aux clichés réalisés en Inde dans les années 1950 et 1960. Ces images, loin d’être de simples vestiges, deviennent des matériaux de création. Ainsi, l’artiste les met en scène comme des reliques. « Vous trouverez dans cette série des images d’archives nichées dans du sable ou des fleurs récoltées dans des lieux importants », indique-t-elle. Son cliché « White Sands » illustre parfaitement ce geste. Elle y place la photo d’identité de sa mère, adolescente, dans du sable blanc ramassé au port de Mombasa, point de passage de sa grand-mère dans son enfance. « Cette photo d’archive représente désormais les quatre générations de femmes de ma famille, nous permettant de coexister en un seul cadre. »

Cette démarche de réappropriation a aussi transformé son rapport à l’héritage. En explorant les paysages du Kenya liés à l’histoire familiale, Arpita Shah explique avoir ressenti un « attachement considérablement renforcé » à ce pan de ses origines. Si Nalini est un hommage à sa grand-mère disparue en 2024, c’est aussi un legs destiné à ses propres enfants. « Je suis mère de jumeaux qui, malheureusement, n’ont pas pu rencontrer leur arrière-grand-mère Nalini, mais, lorsqu’ils grandiront et voudront en savoir plus sur leur héritage, ils auront à leur disposition des photos, des vidéos et des enregistrements audio de proches qui ne seront peut-être plus parmi nous », déclare l’artiste qui conçoit la photographie comme un moyen de dialogue intergénérationnel. Ses images, imprégnées de textures, de pétales fanés ou de photographies abîmées par le temps, matérialisent cette idée de fragilité et de transmission. « Bien que j’aie travaillé dans différents genres, je voulais que la série reflète le temps qui passe, les souvenirs qui s’estompent, la perte et le désir. » 

Cette intimité visuelle dépasse la sphère familiale. Elle résonne avec les histoires collectives de la migration gujaratie et des diasporas indiennes. « Les archives photographiques sont profondément personnelles, mais aussi politiques et peuvent faire partie d’une histoire collective importante », explique Arpita Shah. Nalini se situe à la croisée de la mémoire privée et de la mémoire partagée, transformant le récit familial en une réflexion universelle sur les racines, la transmission et la présence invisible des femmes qui nous précèdent.

La photo d'identité d'une femme est posée dans des pétales de fleurs
© Arpita Shah
Un pigeonnier fait de béton et de bois
© Arpita Shah
Photo du passeport d'une femme, sur lequel est posé quelques fleurs de bougainvillier
© Arpita Shah
Une main de femme âgée tient une photo d'identité
© Arpita Shah
Une photo d'identité d'une femme déposée dans du sable blanc
© Arpita Shah
Des nénuphars dans un bassin
© Arpita Shah
Photo de famille montrant une mère qui porte sa fille
© Arpita Shah
À lire aussi
Éléa-Jeanne Schmitter en zone trouble
© Éléa-Jeanne Schmitter
Éléa-Jeanne Schmitter en zone trouble
Die Tore – en allemand, « les portes » – a été publié dans le livre On Death édité par Humble Arts Foundation et Kris Graves Projects…
03 juin 2025   •  
Écrit par Milena III
Simen Lambrecht donne vie à la mort
© Simen Lambrecht
Simen Lambrecht donne vie à la mort
À travers un livre en devenir, le photographe flamand Simen Lambrecht, désormais installé à Berlin, fait perdurer la mémoire de sa…
02 mai 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Explorez
Caroline Furneaux : l'amour en boîte
Rosa, The Mothers I Might Have Had © Caroline Furneaux
Caroline Furneaux : l’amour en boîte
Dans son ouvrage The Mothers I Might Have Had, Caroline Furneaux exhume l'archive intime de films 35 mm de son père décédé pour une...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
InCadaqués Festival : Lieh Sugai remporte le Premi Fotografia Femenina 2025
© Lieh Sugai
InCadaqués Festival : Lieh Sugai remporte le Premi Fotografia Femenina 2025
Le Premi Fotografia Femenina Fisheye x InCadaqués a révélé le nom de sa lauréate 2025 : il s’agit de Lieh Sugai. Composée de...
10 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
L'errance incarnée par Alison McCauley
© Alison McCauley, Anywhere But Here
L’errance incarnée par Alison McCauley
Avec Anywhere But Here (« Partout sauf ici », en français), Alison McCauley signe un livre d’une grande justesse émotionnelle. Par une...
10 septembre 2025   •  
Écrit par Milena III
Charlotte Yonga et les amours (im)possibles à Madagascar
(Tsy) Possible © Charlotte Yonga
Charlotte Yonga et les amours (im)possibles à Madagascar
Avec sa série (Tsy) Possible, Charlotte Yonga sonde les liens d’amour et de filiation dans la société malgache. Elle expose les dualités...
09 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Arpita Shah et la transmission des récits féminins
© Arpita Shah
Arpita Shah et la transmission des récits féminins
À travers sa série Nalini, la photographe indo-britannique Arpita Shah explore l’histoire de sa famille et des générations de...
À l'instant   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Samuel Bollendorff : comment alerter sur la crise écologique ?
#paradise - curateur : Samuel Bollendorff.
Samuel Bollendorff : comment alerter sur la crise écologique ?
Le festival de photojournalisme Visa pour l’image revient pour sa 37e édition jusqu'au 14 septembre 2025. Parmi les 26 expositions...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Couldn't Care Less © Thomas Lélu et Lee Shulman
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Sous le soleil arlésien, nous avons rencontré Lee Shulman et Thomas Lélu à l’occasion de la sortie de Couldn’t Care Less. Pour réaliser...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Caroline Furneaux : l'amour en boîte
Rosa, The Mothers I Might Have Had © Caroline Furneaux
Caroline Furneaux : l’amour en boîte
Dans son ouvrage The Mothers I Might Have Had, Caroline Furneaux exhume l'archive intime de films 35 mm de son père décédé pour une...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas