« After a time, deep in this place I found scenes I seemed to recognise,
memories I seemed to own. It was a city and something more, a
garden perhaps, or another realm. No matter how far I walked, the
paths and the byways never seemed to end. What was I looking for?
I knew only that I was looking. »
Avec Ascension, le photographe Matthew Smith crée une ville imaginaire où traquer l’ombre de sa première femme disparue. L’occasion de plonger dans l’abstraction salvatrice et de constater comment les images échappent toujours aux narrations dont on les environne.
Ce que l’esprit ne saisit, il y revient sans cesse. Or du deuil que comprendre et que voir ? Quelle lumière éclairera, jamais, une disparition ? Son 35mm accroché à ses pas, Matthew Smith a le réflexe de l’âme en peine, le regard fixe qui capture dans un détail le signe, la rencontre, les points de passages invisibles. Photographie de la déambulation – que la sérigraphie constitue en œuvre – sa subtilité apparait progressivement, dans le contraste des images, l’obsession mystérieuse qu’on y devine peu à peu. D’une flaque où un bouquet d’arbres flamboie, aux rais de lumière que le mobilier urbain découpe ou reçoit, des textures – cheveux roux ou granularité d’un sol de pierre – surgit la profondeur. L’image est immobile, faussement méditative : « à certains moments de notre vie, il semble y avoir une sorte d’impasse, lorsque les mondes intérieur et extérieur nous montrent tous deux quelque chose d’infranchissable. Trouver la liberté intérieure, indépendamment des circonstances extérieures, conduit à une négociation créative de ces circonstances ». Ici on ne regarde pas les pierres pousser pour reprendre l’adage japonais, mais on plonge dans une quête angoissée et vertigineuse, capturer ce qui fut à travers ce qui est, en trouvant l’intervalle par où une image particulière se distingue : le lieu, c’est-à-dire l’angle, où la photographie peut exister.
Des narrations renégociées
De Londres à Los Angeles, de Venise à Tokyo, l’artiste britannique, par ailleurs poète et romancier, construit ainsi un espace hybride, une ville composite « où la compréhension de ce qui est regardé s’effondre, et où des impressions poétiques, parfois déroutantes, subsistent ». Les rues s’embrouillent, les architectures s’enchâssent : des espaces intérieurs se révèlent, invisibles ou dessinés par le contraste. « Je me promène et je regarde, et je trouve une sorte d’ouverture – une porte ouverte, un changement de lumière. Souvent, c’est une variation subtile à la surface des choses qui semble ouvrir une nouvelle profondeur de perception, un intérieur. Un réarrangement se produit, et m’attire : les ombres ondulent, les traces de lavage sur le verre se troublent, les reflets planent sur l’image qui se trouve derrière eux », nous conte l’artiste. À l’inverse d’une mise en scène, Matthew Smith photographie donc en marchant, laissant faire le dialogue des images entre elles. « Peu à peu, un titre me vient, qui semble être la clé de l’histoire dans son ensemble. Les thèmes et les motifs commencent alors à se dégager et la série acquiert son propre langage visuel, développe une atmosphère, ce qui donne une nouvelle impulsion aux sorties suivantes », poursuit-il. Ici le deuil inspire, certes, mais la série ne saurait s’y résumer. La perte est une métamorphose du visible en invisible, dont l’objectif ne peut que chercher les seuils, et les trouve à rebours. Y domine l’Einfühlung, ce concept forgé au tournant du 20e siècle par Wilhem Worringer, critique d’art, qui y voyait un état d’âme angoissé où la tendance à l’abstraction – qu’il est le premier à théoriser comme le moteur de toute pratique artistique – vient réorganiser le regard et lui offrir des narrations renégociées. Ainsi, au gré du périple s’abandonne la tentation du récit et du sens. Le·a spectateurice revient à un jeu primordial : regarder, c’est-à-dire être frappé par le contraste, l’entremêlement de la lumière et de l’obscurité, pour gouter à l’hypnotisme d’une série qui dépasse son sujet, qui s’autorise à ne plus rien lui dire pour tout lui montrer. « A Venise, j’aperçois une porte close, presque cachée dans l’ombre. Dans le reflet du canal, elle est ouverte, gorgée de lumière. Cette photographie résume en grande partie ma série Ascension ; la manière dont l’obscurité et l’illumination sont souvent adjacentes », résume Matthew Smith.