Ascension, Matthew Smith et les seuils du deuil

03 avril 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Ascension, Matthew Smith et les seuils du deuil
© Matthew Smith
© Matthew Smith
MatthewSmith
« After a time, deep in this place I found scenes I seemed to recognise,
memories I seemed to own. It was a city and something more, a
garden perhaps, or another realm. No matter how far I walked, the
paths and the byways never seemed to end. What was I looking for?

I knew only that I was looking. »

Avec Ascension, le photographe Matthew Smith crée une ville imaginaire où traquer l’ombre de sa première femme disparue. L’occasion de plonger dans l’abstraction salvatrice et de constater comment les images échappent toujours aux narrations dont on les environne.

Ce que l’esprit ne saisit, il y revient sans cesse. Or du deuil que comprendre et que voir ? Quelle lumière éclairera, jamais, une disparition ? Son 35mm accroché à ses pas, Matthew Smith a le réflexe de l’âme en peine, le regard fixe qui capture dans un détail le signe, la rencontre, les points de passages invisibles. Photographie de la déambulation – que la sérigraphie constitue en œuvre – sa subtilité apparait progressivement, dans le contraste des images, l’obsession mystérieuse qu’on y devine peu à peu. D’une flaque où un bouquet d’arbres flamboie, aux rais de lumière que le mobilier urbain découpe ou reçoit, des textures – cheveux roux ou granularité d’un sol de pierre – surgit la profondeur. L’image est immobile, faussement méditative : « à certains moments de notre vie, il semble y avoir une sorte d’impasse, lorsque les mondes intérieur et extérieur nous montrent tous deux quelque chose d’infranchissable. Trouver la liberté intérieure, indépendamment des circonstances extérieures, conduit à une négociation créative de ces circonstances ». Ici on ne regarde pas les pierres pousser pour reprendre l’adage japonais, mais on plonge dans une quête angoissée et vertigineuse, capturer ce qui fut à travers ce qui est, en trouvant l’intervalle par où une image particulière se distingue : le lieu, c’est-à-dire l’angle, où la photographie peut exister.

© Matthew Smith
© Matthew Smith

Des narrations renégociées

De Londres à Los Angeles, de Venise à Tokyo, l’artiste britannique, par ailleurs poète et romancier, construit ainsi un espace hybride, une ville composite « où la compréhension de ce qui est regardé s’effondre, et où des impressions poétiques, parfois déroutantes, subsistent ». Les rues s’embrouillent, les architectures s’enchâssent : des espaces intérieurs se révèlent, invisibles ou dessinés par le contraste. « Je me promène et je regarde, et je trouve une sorte d’ouverture – une porte ouverte, un changement de lumière. Souvent, c’est une variation subtile à la surface des choses qui semble ouvrir une nouvelle profondeur de perception, un intérieur. Un réarrangement se produit, et m’attire : les ombres ondulent, les traces de lavage sur le verre se troublent, les reflets planent sur l’image qui se trouve derrière eux », nous conte l’artiste. À l’inverse d’une mise en scène, Matthew Smith photographie donc en marchant, laissant faire le dialogue des images entre elles. « Peu à peu, un titre me vient, qui semble être la clé de l’histoire dans son ensemble. Les thèmes et les motifs commencent alors à se dégager et la série acquiert son propre langage visuel, développe une atmosphère, ce qui donne une nouvelle impulsion aux sorties suivantes », poursuit-il. Ici le deuil inspire, certes, mais la série ne saurait s’y résumer. La perte est une métamorphose du visible en invisible, dont l’objectif ne peut que chercher les seuils, et les trouve à rebours. Y domine l’Einfühlung, ce concept forgé au tournant du 20e siècle par Wilhem Worringer, critique d’art, qui y voyait un état d’âme angoissé où la tendance à l’abstraction – qu’il est le premier à théoriser comme le moteur de toute pratique artistique – vient réorganiser le regard et lui offrir des narrations renégociées. Ainsi, au gré du périple s’abandonne la tentation du récit et du sens. Le·a spectateurice revient à un jeu primordial : regarder, c’est-à-dire être frappé par le contraste, l’entremêlement de la lumière et de l’obscurité, pour gouter à l’hypnotisme d’une série qui dépasse son sujet, qui s’autorise à ne plus rien lui dire pour tout lui montrer. « A Venise, j’aperçois une porte close, presque cachée dans l’ombre. Dans le reflet du canal, elle est ouverte, gorgée de lumière. Cette photographie résume en grande partie ma série Ascension ; la manière dont l’obscurité et l’illumination sont souvent adjacentes », résume Matthew Smith.

© Matthew Smith
© Matthew Smith

© Matthew Smith

© Matthew Smith
© Matthew Smith

© Matthew Smith
© Matthew Smith
© Matthew Smith
© Matthew Smith
Red Turtle Photobook
86 pages
50£
À lire aussi
« Un espace où la mort peut exister »
« Un espace où la mort peut exister »
À la mort de son père, la photographe Ioanna Sakellaraki est retournée dans son pays natal, la Grèce, jusqu’à la péninsule de…
11 décembre 2019   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Mayflies » : les nuances du deuil
« Mayflies » : les nuances du deuil
Après la mort de sa mère, la photographe Dimitra Dede a entrepris un périple, à la découverte des glaciers d’Europe. Un récit…
23 janvier 2020   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
Dans l’œil de Sina Muehlbauer : les visages flous de nos souvenirs
© Sina Müehlbauer
Dans l’œil de Sina Muehlbauer : les visages flous de nos souvenirs
Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Sina Muehlbauer. Intriguée par le masque métaphorique que l’on présente au monde – pour cacher...
23 octobre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Still Life : Kate Sterlin et les complexités de l’identité métisse
© Still Life by Kate Sterlin publié par Anthology Editions
Still Life : Kate Sterlin et les complexités de l’identité métisse
Photographe et écrivaine établie à Los Angeles, Kate Sterlin consigne des années de vie dans Still Life, un beau-livre paru en octobre...
16 octobre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Jeu de Paume : le regard singulier de Tina Barney sur les rituels familiaux 
Julianne Moore and Family, 1999 © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.
Jeu de Paume : le regard singulier de Tina Barney sur les rituels familiaux 
Jusqu’au 19 janvier 2025, le Jeu de Paume met Tina Barney à l’honneur en lui consacrant sa première rétrospective européenne. Depuis...
12 octobre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Kalo Chianetta : la mort à l'œil
© Kalo Chianetta
Kalo Chianetta : la mort à l’œil
Virtuose d’à peine 19 ans, l’artiste sicilien Kalo Chianetta, depuis sa page Instagram où il poste Dal mio...
11 octobre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Scarlett Coten à la poursuite des masculinités plurielles
© Scarlett Coten. Colton, Austen Texas, USA 2019
Scarlett Coten à la poursuite des masculinités plurielles
Du 24 octobre au 30 novembre, la photographe Scarlett Coten présente pour la première fois à la galerie Les Filles du Calvaire, sa...
Il y a 11 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Architectes spatiaux
Exposition Back to Dust de Marguerite Bornhauser (2023), scénographie de Bigtime Studio © Marguerite Bornhauser
Architectes spatiaux
Mises en scène spectaculaires, enrichissements visuels, sonores, voire tactiles… Les scénographes contribuent à donner aux œuvres...
24 octobre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Matthieu Gafsou au Centre Claude Cahun : le corps humain face au vivant
© Matthieu Gafsou
Matthieu Gafsou au Centre Claude Cahun : le corps humain face au vivant
Jusqu'au 25 janvier 2025, le Centre Claude Cahun accueille une exposition de Matthieu Gafsou, Est-ce ainsi que les hommes vivent ? qui...
23 octobre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Dans l’œil de Sina Muehlbauer : les visages flous de nos souvenirs
© Sina Müehlbauer
Dans l’œil de Sina Muehlbauer : les visages flous de nos souvenirs
Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Sina Muehlbauer. Intriguée par le masque métaphorique que l’on présente au monde – pour cacher...
23 octobre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas