Dans Abstract, le photographe français Olivier Degen redéfinit l’abstraction en donnant à voir ce que l’œil accoutumé ne perçoit plus. Une invitation à redécouvrir le monde qui nous entoure de la plus poétique des manières.
Des oiseaux dans le ciel dégagé, des paysages en mouvement, des êtres en suspens… Les images en noir et blanc d’Olivier Degen trahissent son émerveillement face au monde alentour. Car le photographe français autodidacte a tout du flâneur baudelairien qui observe, saisit et contemple l’instant fugitif. Tel un peintre de la vie moderne, il s’immisce çà et là, discrètement, et donne à voir ces détails devenus invisibles pour nombreux d’entre nous. Pour décrire sa pratique, le musicien Louis Sclavis suggère ainsi, à juste titre, un « objectif [qui] préfère la caresse à l’attaque frontale ». Au fil des 180 pages qui composent Abstract se déploie un regard délicat, empreint d’une poésie gracile qui surgit de toute chose. Parmi les références qu’il cite spontanément, nous retrouvons Robert Franck, Bernard Plossu, Shōji Ueda ou encore Sergio Larrain. Mais il y a aussi les œuvres d’Eva Hesse et de Rebecca Horn, les airs de Ravel ou de Michel Portal, les textes d’Aimé Césaire ou de Patti Smith… Autant d’artistes que de domaines dans lesquels Olivier Degen puise sa créativité. Une inspiration quotidienne qui ne manque pas d’imprégner son ouvrage.
Un sens qu’il convient de retrouver
Et c’est avec quelques vers de Roberto Juarroz que commence Abstract : « Ne pas regarder, simplement : / creuser les choses ou les remplir / du regard. » D’emblée, Olivier Degen nous incite à aller au-delà du superficiel. Il s’agit finalement de réapprendre à considérer notre environnement tel qu’il est véritablement. « Dans la préface, Alain Vanier dit que “le regard est ce qui manque à ce que nous voyons”. Il nécessite, effectivement, une forme d’altruisme, de curiosité de ce qui nous est offert », explique l’artiste. L’usage du noir et blanc complimente alors la démarche. Les nuances monochromes mettent davantage l’accent sur les détails et inscrivent les clichés dans une temporalité abolie. Une façon de contrer l’éphémère en le rendant abstrait, de dématérialiser le sensible qui devient, dès lors, intelligible.
Mais au travers de ce projet, Olivier Degen cherche également à se défaire de ce qu’il nomme le « voir de la consommation. » Il faut dire que nos sociétés contemporaines n’ont eu de cesse de générer des images. Cette profusion tend, en effet, à en annihiler toute leur symbolique, perdant tout un chacun dans un flux de données incontrôlé. Par le biais d’Abstract, l’auteur souhaite ainsi produire une série dans laquelle il y a quelque chose à voir, des tableaux porteurs d’un sens qu’il convient de retrouver.
Un synonyme de soustraction
Si les tirages d’Olivier Degen usent de géométries et de textures abstraites, ce n’est pas tout. Femmes de dos, rochers, façades d’immeubles ou bouches d’égout… Des fragments d’existences sans visage ou partiellement dissimulés, et autant de lieux que d’espaces qui abritent des récits occultés. Car ce sont ces « rencontres inopinées », ces « éléments qui vous échappent ou qui – vous le savez déjà – vont vous échapper » qui animent l’artiste. Le geste imprévu du mouvement fait alors écho à un acte manqué. Celui-ci ne peut survenir que bien loin du studio et de ses pratiques scénarisées. C’est de cette façon que le photographe parvient à immortaliser l’instant fragile, spontané, qui d’ordinaire doit passer inaperçu.
Car l’abstraction est aussi un synonyme de soustraction. En cela, montrer ce qui relève du détail, de la banalité parfois triviale prend tout son sens. « J’aime le mot “abstract” pour les différentes significations qu’il recouvre, confie Olivier Degen. Je suis parti du nom en prenant sa définition première de “résumé d’un texte scientifique” qui ouvre sur un champ de connaissances, ici de perceptions qui tendent vers l’abstraction. Ensuite ce sont celles du terme en anglais, qui vont bien au-delà de l’introduction, et qui nourrissent une part de construction/déconstruction et de mystère. » Une destruction créatrice, énigmatique, qui n’est pas sans rappeler le paysage dépeint par Julio Cortazar à la fin du livre, qui « se casse en mille morceaux ». En fin de compte, Abstract se présente comme un certain éloge du fragment. Les photographies sont pareilles à des fissures qui laissent passer la lumière. Elles témoignent d’une « perspective inattendue qui conduit à regarder différemment » le monde qui nous entoure, de même que l’abstraction.
© Olivier Degen