À l’aune des élections présidentielles en Géorgie, la photojournaliste Aude Osnowycz met en lumière une jeunesse queer et engagée qui se bat pour son existence dans un pays divisé par des aspirations européennes de liberté et un gouvernement soutenu par Vladimir Poutine, nostalgique de sa puissance d’antan. Avec sa série Georgia: Youth on the Front Line, elle crée une opposition entre ces deux visions du monde. Rencontre.
Fisheye : Pourquoi cet attrait pour l’univers post-soviétique ?
Aude Osnowycz : Ma famille est originaire d’Europe de l’Est. J’ai beaucoup travaillé en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, alors après avoir donné naissance à ma fille en France, j’ai voulu explorer l’espace post-soviétique. Je suis donc allée en Ukraine, à l’ouest, plus précisément où vivait mon grand-père, puis dans le Donbass et en Crimée. Cette quête familiale m’a conduite en Biélorussie et en Russie, où j’ai réalisé des reportages sur la jeunesse.
Comment ton reportage Georgia: Youth on the Front Line s’est dessiné ?
Après avoir travaillé sur le mur de séparation entre la Palestine et la Cisjordanie pendant un an, je souhaitais retourner en Europe orientale. Or, à cause de mes reportages dénonçant les dérives autoritaires en Biélorussie et en Russie, je ne pouvais plus m’y rendre. Pour je ne sais quelles raisons, je n’étais pas non plus la bienvenue en Ukraine. Le Caucase m’attirait grandement et l’actualité politique des élections en Géorgie mettant face à face un gouvernement prorusse et une opposition proeuropéenne et démocrate me donnait un angle pour mon projet. Je pensais qu’en cas de victoire du gouvernement sortant – ce qui paraissait le plus probable – des manifestations portées par la jeunesse éclateraient dans tout le pays. C’est cette jeunesse qui m’animait, et en particulier la communauté queer et les artistes, car iels sont les plus touché·es par les lois liberticides, calquées sur le modèle de Vladimir Poutine, qui s’installent en Géorgie. Aujourd’hui, ces jeunes sont dans la rue et bravent courageusement les forces de l’ordre et l’autoritarisme. Je suis donc partie à leur rencontre.
Comment as-tu établi le contact avec les personnes que tu as photographiées ?
J’étais encore en France quand j’ai commencé mes recherches. Je suis passée par Instagram, mais cela a été un long travail fastidieux, car peu me répondaient et beaucoup avaient des avis qui tergiversaient. Une fois en Géorgie, les choses se sont un peu débloquées. J’ai poursuivi ma quête sur Instagram, mais j’ai aussi investi les bars et les soirées électro. Le contact avec la communauté LGBTQIA+ s’est fait naturellement. Une confiance mutuelle s’est construite.
Quelle est cette jeunesse queer ?
Cette jeunesse est multiple, mais unie par un désir de liberté. C’est Lucrécia, un performeur-drag de 28 ans. C’est Diane Joukova, une personne non-binaire, né·e à Saint-Pétersbourg qui, il y a quatre ans, a fui le régime anti-LGBTQIA+ de Vladimir Poutine. C’est aussi Andro Dadiani, un artiste-poète dont l’œuvre gravite autour des questions sociales – droit du travail, violences faites aux femmes, le fanatisme religieux, etc. – ou encore Hally, 24 ans, une artiste pluridisciplinaire autodidacte, qui a participé à toutes les manifestations à Tbilissi contre le gouvernement prorusse. Pour elle, il n’y a que deux solutions : « protester ou s’enfuir. »
Y a-t-il une rencontre qui t’a marquée en profondeur ?
L’histoire de Nadia, 28 ans, m’a beaucoup touchée. Elle est russo-israélienne. Elle a fui la Russie pour Israël, à la suite de l’invasion russe en Ukraine et de la mise en place des politiques de persécution des minorités queer par Vladimir Poutine. Son séjour là-bas a été écourté par le conflit israélo-palestinien et la mouvance ultra-religieuse et ultranationaliste du gouvernement de Netanyahou. Elle a fini par se réfugier en Géorgie, pays connu pour son ouverture vers les valeurs européennes. Mais à nouveau, elle a été confrontée à la montée en puissance d’une pensée prorusse, autoritaire et LGBTphobe. Aujourd’hui, elle cherche l’asile en France et a entrepris des démarches pour obtenir un visa.
Pourquoi le format du diptyque ?
C’était assez évident. J’adore le portrait, notamment celui où l’arrière-plan est neutre, cela permet de se focaliser sur le visage, les expressions, la beauté. D’autant plus que les personnes que j’ai photographiées avaient une identité visuelle forte, je ne voulais pas la diluer avec un fond surchargé. Néanmoins, pour donner un sens, contextualiser, j’avais besoin d’une deuxième image. Alors, j’ai fait appel au symbolisme soviétique, teinté par l’univers patriarcal et le conservatisme calqué sur la Russie. Aussi, le diptyque me permet de créer une opposition entre deux mondes : la jeunesse vs l’orthodoxie, l’Occident vs l’URSS, le progressisme vs le patriarcat ou encore l’UE vs la Russie.
Comment s’est fait le choix des éléments de l’ancienne URSS ?
En Géorgie, il reste de nombreux symboles du communisme. De l’architecture soviétique aux musées, écrins culturels de ce passé. Staline est né à Gori, en Géorgie, et sur cette terre s’est érigé un musée qui lui est dédié. J’ai visité tous ces lieux pour les photographier. Puis le choix des images s’est fait sur le plan esthétique. J’ai essayé de trouver une correspondance de couleurs et de lignes avec chaque portrait pour leur donner une dimension symbolique puissante.
Quelles sont tes aspirations pour l’avenir ?
Pour revenir à Nadia, si sa vie ressemble à un roman, son parcours n’est pas si extraordinaire en ex-URSS. Beaucoup de jeunes ont une double nationalité et se retrouvent tiraillé·es entre les deux – je pense notamment aux russo-ukrainien·nes ou aux jeunes Juif·ves. L’Europe de l’Est est loin d’être binaire, c’est un foisonnement des peuples mixés entre eux à l’époque soviétique. Avec les ambitions impérialistes de Vladimir Poutine, cela pose de graves problèmes et, parfois, des conflits de loyautés. De plus, nombreux·ses sont les Russes à avoir choisi l’exil en Géorgie. J’ai envie de m’intéresser de plus près à leur histoire. Iels offrent un autre regard sur la Russie, un regard plus tolérant, plus moderne, un regard alternatif – iels sont souvent des artistes, des activistes ou des membres de la communauté LGBTQIA+ avec des looks improbables, des tatouages, des cheveux colorés. Iels représentent un non-conformisme qui n’est pas accepté dans la nouvelle Russie.
La situation en Géorgie, c’est plus qu’un affrontement entre prorusses et proeuropéen·nes, c’est une bataille pour la démocratie et l’État de droit face à un régime de plus en plus autoritaire. Cette population géorgienne qui, même au cœur des villages les plus éloignés, se bat pour un meilleur futur me gonfle de fierté. Je pense que la finalité aura un impact sur toute la région du Caucase.