Le projet au long cours Fracture de la modernité : l’odyssée du retour dans la ville natale permet à Lahem de raconter son périple identitaire et son rapport complexe à la Chine à travers des images poétiques. Exposé au Ground Control jusqu’au 29 septembre prochain, il fait partie de ces découvertes obsédantes de la 55e édition des Rencontres d’Arles !
Chaque année, au moment de la fête du printemps, un mouvement de migration massif agite l’Empire du Milieu, car des millions de personnes retournent dans leur ville natale afin de célébrer cet évènement. C’est à ces occasions que depuis plus de quinze ans, Lahem quitte saisonnièrement la métropole chinoise de Hangzhou pour revenir à Sibei, dans la province du Jiangxi. Sa trajectoire, comme celle de nombreux·ses citoyen·nes de sa génération, est celle d’un transfuge qui a voyagé à travers les milieux sociaux et la géographie, et qui s’est retrouvé confronté à la violence du retour en terre natale. Profondément ennuyé par la vie à la campagne et les travaux agricoles, Lahem sait déjà très jeune qu’il ne voudra pas rester en ces terres, sans pour autant avoir connaissance d’autres perspectives. Accepté dans une université prestigieuse de Shanghai, dans laquelle il se spécialise en littérature, il découvre une immensité du monde qu’il ne soupçonnait pas – quittant ainsi une des régions les plus pauvres de Chine pour l’une de ses villes les plus prospères. À chaque fois désormais, lorsqu’il reviendra à Sibei, les habitant·es lui témoigneront un respect inné en tant que citadin éduqué, et le traiteront comme s’il était une personnalité importante.
Pourtant, le fils de fermier qu’il est peine à concilier sa vie urbaine, proche des cercles intellectuels et artistiques, avec celle qu’il a connue dans sa jeunesse. L’artiste se sent isolé, aliéné même, par son sentiment d’être pris entre deux mondes, ni tout à fait à sa place dans l’un, ni dans l’autre. Il évoque à ce sujet un « malaise » incurable, qu’il est parvenu progressivement à reconsidérer comme une sorte de voyage symbolique qui relie ses différentes vies, passées et présentes. Fracture de la modernité est une œuvre mature, c’est-à-dire dont l’idée a germé « lorsque les questions “qui suis-je” et “d’où est-ce que je viens” ont cessé de s’imposer à moi », révèle-t-il. En grandissant, Lahem s’est décentré, s’est intéressé aux modes de vie ancestraux des Chinois·es, et surtout à leur manière singulière de faire face au temps, à la terre et à la nature.
Sibei, une ville prise en otage et oubliée
Lahem, cela va sans dire, a le sentiment de vivre une époque fondamentale, et ressent l’urgence de la dépeindre sous la forme d’une fresque monumentale, celle qu’il a construite au fil du temps avec sa trilogie Lost, Going Back to Hometown et Reborn, qui forme l’essentiel de ce projet. Quelle est-elle, cette époque ? Celle de fractures insoutenables qui affectent la Chine, noyé par le changement, et qui sont propres à l’avènement de la modernité. À commencer par le fait que Sibei semble être inexistante dans la vision de la société dominante, plus particulièrement ces quarante dernières années, qui ont été celles des réformes et de l’ouverture du pays au reste du monde – car à partir de 1980, Deng Xiaoping a engagé une dé–collectivisation des terres ainsi que des réformes industrielles et économiques importantes. « L’attention de la plupart des gens s’est toujours concentrée sur les villes côtières économiques développées, et les populations locales de Sibei ont été déplacées vers d’autres endroits. La ville a alors en quelque sorte “disparu” », explique Lahem. Cette histoire qui nous est contée est donc celle d’une ville qui était d’abord vouée à s’évanouir. Et si cela le touche aussi intimement, c’est aussi parce que « l’histoire de [s]a vie coïncide avec ces quarante ans de grands changements dans le pays ». Par ailleurs, les êtres humains aujourd’hui se sont fragilisés, alors que la population de sa ville natale y vivait auparavant avec persévérance depuis des milliers d’années. « Iels résistent au temps comme des fourmis tentent de secouer un grand arbre, espérant laisser leurs propres traces derrière elleux », s’amuse-t-il.
Une dernière faille vient ensuite s’ajouter aux précédentes : celle de l’existence d’un état de perte de contrôle, qu’il tente de présenter à travers les imperfections de ses images, abîmées par le temps et les multiples déplacements de l’artiste. Un état qui correspond, pour lui, à celui de la ville de Sibei, « pris en otage et oublié dans la “grande époque” », formule-t-il. Bon nombre des photographies que comporte le projet de Lahem, en effet, ont été affectées par un processus de fermentation long de plusieurs années, qui a créé des moisissures et de fausses couleurs. Ainsi métamorphosé, le paysage apparaît comme une grande hallucination, où la violence et la beauté se livrent bataille l’une l’autre. Rouges-orangés, ces clichés semblent capturer un grand feu perpétuel. Un feu qui est partout – qu’il brûle tranquillement au coin d’une rue ou qu’il s’empare brutalement d’une construction abandonnée, qu’il se devine comme une menace sous la sécheresse de l’été ou qu’il enveloppe d’énigmes celles et ceux qui l’ont déclenché. Cette sensation de combustion vient déposer un voile apocalyptique à l’ensemble.
L’individu et son attachement à sa terre
Dans les images qui composent Fracture de la modernité, les habitant·es sont figé·es, mis·es en scène au seuil de leur maison, comme des figurines qui appartiennent à un décor artificiel. C’est dire, d’une certaine manière, l’essence du lien qui unit les êtres à leur territoire, et, par conséquent, le ravage intérieur que peut causer le déracinement. Lahem pose lui-même pour un certain nombre de ses clichés, en costume impeccable, se tient droit et porte des lunettes parfaitement rondes. Seule incohérence : ses pieds restent nus. Récuse-t-il ainsi son assignabilité à une identité fixe ? Cherche-t-il à illustrer à quel point l’individu demeure fondamentalement relié à la terre, peu importe le parcours qu’il suit ? Est-ce une figuration de son existence nomade déchirée ? De fait, le personnage qu’il incarne est ambigu, difficilement cernable.
Ni entièrement raccordé à son lieu d’origine ni à la grande ville, Lahem explore les transformations de l’espace et les migrations liées à notre ère ultralibérale, ainsi que les quêtes identitaires contemporaines. Pour concevoir ce poème épique en l’honneur de sa ville natale – et donc aux autres villes semblables en proie à une disparition imminente ou future – , il s’appuie « non pas sur la narration à travers les photos, mais plutôt sur le pouvoir et le charme formés par l’écart entre les images et les mots », explique-t-il. Lahem a conscience de la fragilité de son lien d’attachement à Sibei. Pourtant, il choisit de fixer son amour pour cette ville à travers son œuvre, plutôt que de porter sur elle le regard mélancolique de l’histoire moderne. L’individu et sa terre, plutôt que d’être en duel, sont destinés à affronter ensemble les lois de la nature. Fracture de la modernité devient alors un travail performatif, où en proclamant ce sort commun, Sibei devient immortelle.