Barbara Marstrand ouvre les portes de mondes en construction

08 novembre 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Barbara Marstrand ouvre les portes de mondes en construction
© Barbara Marstrand

Dans Still Life of Teenagers, Barbara Marstrand dresse le portrait de l’adolescence danoise à travers les chambres qu’elle habite. Paysage d’une existence en pagaille, ces espaces sont surtout le miroir d’années décisives au développement de soi.

© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand

Assiettes et chaussettes sales, jeans et tee-shirt jonchant le sol et bermudas délavés, lits défaits et doudous délaissés. Rares sont les bureaux ou les dressings bien rangés, car dans une chambre d’adolescent·e, le désordre créer le sentiment de liberté. Ici on s’y réfugie du monde alentour comme on se dérobe de toutes les responsabilités. Les rêves y sont en pagailles, les amours, impossibles, les hormones en ébullition et les émotions à vif. Dans celle de Barbara Marstrand on y retrouvait surtout « Un lit double à cadre noir surmonté de posters d’idoles, se souvient-elle, j’avais une chambre assez grande et minimaliste dans un appartement à Copenhague. Elle était composée d’un sol en bois partiellement recouvert d’un tapis noir et blanc, d’un pouf au milieu qui servait à ranger les vêtements, d’une coiffeuse avec des miroirs et des spots, d’une armoire d’angle blanc brillant et d’une commode héritée de ma mère sur laquelle trônait une télévision à boîtier argenté. À l’époque, je vivais dans l’ordre, tout comme aujourd’hui, même si j’aime l’esthétique du désordre. À présent, je vis de manière beaucoup plus colorée qu’à l’époque. »

Ayant grandi à Copenhague, et diplômée de sociologie de l’Université de la capitale danoise, elle s’éprend de la photographie vers ses 15 ans, lorsque son père lui fait cadeau d’un appareil photo reflex. À cet âge, elle s’amuse à capturer ses ami·es et ce qu’iels vivent. Dans le même temps, l’essor des réseaux sociaux la pousse à poster ses images en ligne. Là-dessus, elle partage, communique, et trouve aussi son inspiration pour ses shootings photo. Plus le temps passe, plus elle y voit un moyen d’interagir avec les autres, de se créer une nouvelle communauté, un moyen de creuser et d’étudier autrui derrière les images, à la manière d’une étude sociologique. C’est dans le sillage de ses premiers essais photographiques que Still Life of Teenagers se construit, précisément durant l’été 2020, alors qu’elle vient d’achever sa thèse en sociologie. « Pour la composer, je me suis penchée sur les expériences de résonance et d’aliénation chez les jeunes de certaines zones urbaines de Copenhague. Au cours de ce processus, je me suis plongée dans la pensée d’Hartmut Rosa et j’ai réfléchi aux moments où le monde nous change et à ce que signifie « se sentir chez soi ». Ma thèse terminée, j’ai expérimenté de nouvelles façons de prendre des photos, j’ai acheté un appareil photo et j’ai suivi des cours. C’est ainsi que j’ai commencé à penser beaucoup en termes de motifs, de couleurs, de formes et, surtout, de concepts. J’étais fascinée par les photos des maisons des gens et j’ai réalisé que le public s’intéressait souvent aux maisons des célébrités. Je voulais représenter les intérieurs de gens ordinaires. Parallèlement, je m’intéressais à la photographie d’objets et j’ai pensé qu’il pouvait être intéressant de faire le portrait de personnes en se basant uniquement sur ce qu’iels possédaient ». Un an après, à l’automne 2021, les premières images de la série sont réalisées. L’objectif ? Dessiner le portrait de la jeunesse danoise et définir les intériorités de chacun·e en capturant leurs intérieurs. Ainsi, pour trouver des sujets intéressé·es, elle fait appel à sa communauté sur ses réseaux sociaux, cherche sur des groupes Facebook, Instagram et établit des connexions, le tout pendant un an et demi à sillonner le pays.

© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand

© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand

Évoluer dans le secret des autres

« Pour moi, la chambre d’adolescent·e est de préférence un espace sûr dans lequel les jeunes peuvent s’épanouir, et donc une porte d’entrée pour comprendre leur vie quotidienne et leur façon d’être présent·es au monde. Les chambres sont, d’une part, un espace au sein de la famille et, d’autre part, un espace où les jeunes expérimentent et développent leur individualité, en étant orienté·es vers l’extérieur », décrit Barbara Marstrand. Dans les chambres qu’elle photographie, des caractères et des passions se devinent : sorcières 2.0, geeks, photographes, artistes, militant·es… Quelques éléments de la culture danoise apparaissent dans la configuration des lieux, dans des ouvrages posés sur les bureaux ou dans des emballages de nourriture qui trainent. Pour autant, l’ensemble se comprend davantage comme une caractérisation universelle d’une jeunesse en mutation, genres confondus.

Si les propriétaires de ces lieux sont absent·es de la caméra, c’est dans les objets qu’iels délaissent, dans les énergies qui parcourent leurs espaces, les posters qu’iels apposent sur leur mur, que leur existence pleine d’interrogations, d’expérimentations se comprend. « J’adore la photo d’un lit défait sur lequel sont posés un sweat-shirt vert et un jean bleu. Si vous regardez de près, vous pouvez voir quelques memes imprimés suspendus au-dessus du lit. J’aime le calme de cette photographie et ses qualités esthétiques dus à la lumière provenant d’une fenêtre située juste à l’extérieur du cadre, à la combinaison de couleurs bleu, vert, marron et blanc, et à l’interaction entre les matériaux doux et durs. De plus, j’aime la façon dont les vêtements sont disposés, laissant une trace de l’habitant·e, comme s’iel venait de disparaître de sa tenue. Cette absence nette de présence humaine représente bien le concept du projet. Ce qui est amusant, c’est que les vêtements étaient placés ainsi lorsque je suis arrivée. En général, je n’ai pas déplacé les choses dans les chambres. Cette photo a été prise dans un internat, où les élèves restent généralement un an. Une fois par semaine, le personnel nettoie les chambres, et heureusement pour moi, cela a été fait le lendemain de la prise de vue », raconte-t-elle.

Ici, tout semble tenir à un fil, suspendu entre deux mondes : celui de l’enfance, et du début de l’âge adulte. Et c’est dans cet entre-deux que tout se joue. Peu à peu, cette même enfance disparait du papier peint recouvert de chevaux, se perd sous le lit en même temps que les peluches. L’adolescence prend place dans le reflet du miroir qui déforme et met en lumière les premières « imperfections », les premiers doutes. Si les signes d’une puberté qui dérange apparaissent, les envies d’ailleurs envahissent à leur tour toutes les pensées. Bientôt les lits simples seront trop petits pour accueillir les corps allongés. Si l’intérieur de la chambre est fouillis, il fait écho à ce qu’iels ressentent dans le cœur : une incompréhension de la société qui les entourent, une insécurité grandissante et une colère qui gronde. Mais il faut laisser passer tout cela, seuls le temps et les rencontres finiront par apaiser et remettront de l’ordre dans le tourment.

© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand

© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand
© Barbara Marstrand
Explorez
Les images de la semaine du 15.07.24 au 21.07.24 : le feu des souvenirs
© Pascal Sgro
Les images de la semaine du 15.07.24 au 21.07.24 : le feu des souvenirs
Cette semaine, les photographes de Fisheye s’intéressent aux différents aspects du feu, et ce, de manière littérale comme figurée.
21 juillet 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Looking at my brother : mes frères, l’appareil et moi
© Julian Slagman
Looking at my brother : mes frères, l’appareil et moi
Projet au long cours, Looking at My Brother déroule un récit intime faisant éclater la chronologie. Une lettre d’amour visuelle de Julian...
09 juillet 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Rafael Medina : corps libres et désirés 
© Rafael Medina
Rafael Medina : corps libres et désirés 
En double exposition, sous les néons des soirées underground, Rafael Medina développe un corpus d'images grisantes, inspirées par les...
27 juin 2024   •  
Écrit par Anaïs Viand
Pierre et Gilles, in-quiétude et Cyclope : dans la photothèque de Nanténé Traoré
© Nanténé Traoré, Late Night Tales, 2024 / Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ?
Pierre et Gilles, in-quiétude et Cyclope : dans la photothèque de Nanténé Traoré
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur...
26 juin 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Jeux olympiques : ces séries de photographies autour du sport
© Cait Oppermann
Jeux olympiques : ces séries de photographies autour du sport
Ce vendredi 26 juillet est marqué par la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024. À cette occasion, nous vous...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Transcendance par Kyotographie : promenade contemporaine au Japon
© Iwane Ai. A New River series, 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Transcendance par Kyotographie : promenade contemporaine au Japon
À l’occasion des dix ans du Festival, Kyotographie investit les Rencontres d’Arles pour la première fois. L’exposition...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
À Arles, Jules Ferrini capture le noir solaire
© Jules Ferrini
À Arles, Jules Ferrini capture le noir solaire
À travers deux séries, Noires sœurs et Modern Sins, Jules Ferrini plie la lumière et le temps pour faire vibrer l’obscurité d’un...
26 juillet 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Robin de Puy : partout, l’eau au centre du paysage
© Robin de Puy
Robin de Puy : partout, l’eau au centre du paysage
L'exposition Waters & Meer - Robin de Puy revient sur deux séries de la photographe néerlandaise. Un hommage aux populations rurales...
25 juillet 2024   •  
Écrit par Costanza Spina