134 pages
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Depuis dix ans, Jack Latham mène des recherches sur la naissance des théories conspirationnistes et la manière dont ces récits sont utilisés dans nos sociétés contemporaines. Dans Beggar’s Honey, le photographe britannique s’est intéressé aux fermes à clics, à savoir des entreprises frauduleuses qui participent notamment à l’élaboration de fausses notoriétés sur les réseaux sociaux.
Des clichés colorés défilent sous nos yeux. Tour à tour, ils montrent des catastrophes, des évènements heureux ou la banalité des jours, allant d’une explosion nucléaire à une promenade dans un parc en passant par les souvenirs d’un mariage. Malgré l’étendue des sujets évoqués, une harmonie esthétique se dessine. Toutes ces photographies ont en commun un grain saillant et un flou diffus. Leurs contours s’étirent, se fondent et rappellent qu’elles proviennent d’un espace où la profusion annihile le sens même des images : les réseaux sociaux. Il faut dire qu’à mesure que le temps passe, leur durée de vie sur ces plateformes est de plus en plus courte. À peine publiées, elles se perdent déjà dans les méandres de la mémoire humaine et d’Internet. Pourtant, pour certaines personnes, le nombre de vues, de mentions « j’aime » ou d’abonnements revêt une dimension importante au point d’avoir recours à des organisations frauduleuses pour l’augmenter. « C’est beaucoup plus courant que ce que les gens pensent, même si je ne peux pas affirmer avec certitude que cette pratique est croissante. Je dirais cependant que si quelqu’un devait créer une nouvelle entreprise et lancer un compte sur les médias sociaux, il aurait l’air beaucoup plus professionnel s’il avait beaucoup de followers », indique Jack Latham.
Cette démarche, qui peut sembler étonnante à celles et ceux qui se tiennent à distance des réseaux sociaux, a éveillé la curiosité du photographe britannique. En 2019, aux côtés de sa femme, Sofia Krysiak, celui-ci a entamé des recherches sur les fermes à clics dont Beggar’s Honey est l’aboutissement. « La série documente la machinerie utilisée pour manipuler artificiellement les métriques en ligne de TikTok, Instagram, X ou encore Facebook », nous explique-t-il. Parmi les acteurs de ce processus figurent les robots qui peuvent s’abonner à un compte, de même que visionner, aimer ou commenter une publication. « Je me suis intéressé à l’engagement que suscitaient certains articles en fonction de leur nombre de “j’aime”, précise-t-il. En règle générale, une personne est beaucoup moins susceptible de faire preuve de vigilance lorsqu’elle fait face à un contenu avec lequel beaucoup d’individus ont déjà interagi, ce qui, selon moi, ouvre la porte à la désinformation dans les médias. Cela conduit finalement à notre situation actuelle : nous nous noyons dans ce flux continu et nous ne prenons pas le temps d’approfondir ce que nous lisons, voyons ou entendons. »
Des structures qui profitent d’une zone grise
Ayant mené plusieurs projets autour de la naissance des conspirations et autres manipulations par le passé, Jack Latham était déjà en contact avec des fermes à clics établies en Chine continentale. Seulement, la pandémie a rendu toute visite impossible et il a fallu repartir de zéro. « Nous avons recentré nos efforts en dehors de la Chine. Je ne dirais pas que ces lieux sont secrets, mais il faut avoir la volonté de les trouver si l’on veut y aller, assure-t-il. Il s’agit d’une communauté fermée, il faut donc obtenir l’accord d’un des membres pour être présenté aux autres. » Outre les clichés plastiques, d’abord prélevés sur Internet avant d’être retravaillés, Beggar’s Honey propose également des images documentaires, in situ, qui se distinguent de l’ensemble par leur netteté. L’organisation de ces structures se révèle de cette façon. Nous y voyons une multitude de téléphones ou de serveurs branchés, les câbles s’entremêlent sur des étagères. Au milieu se trouve un homme installé à un bureau. Depuis son ordinateur, il supervise les opérations. Souvent précaires, les personnes qui officient dans ce milieu sont peu rétribuées pour leurs services qu’elles perçoivent comme de l’optimisation de référencement, quoiqu’elles soient bien conscientes de jouer avec le système. « En fin de compte, il n’est pas “illégal” d’avoir plusieurs comptes, ni même des centaines. C’est dans cette sorte de zone grise qu’elles opèrent », relève notre interlocuteur.
Les œuvres de Jack Latham témoignent ainsi d’une réalité qui a de quoi laisser l’esprit songeur, et ce, d’autant plus au vu de l’accueil contrasté que le public a réservé à Beggar’s Honey. D’une part, il y a les parents qui s’inquiètent, à juste titre, de la présence de leurs enfants sur les réseaux sociaux et, plus largement, celles et ceux qui perçoivent les dangers d’une telle pratique. De fait, la manipulation des chiffres, voire des algorithmes, peut avoir de graves conséquences sur nos démocraties. D’autre part se comptent des individus qui souhaitent malgré tout créer leur propre ferme à clics ou s’acheter une notoriété en ligne illusoire. « Je ne citerai pas de noms, mais vous seriez surpris du nombre de photographes qui m’ont demandé de faux followers depuis que j’ai élaboré ce projet. Il s’agit d’une entreprise quelque peu stupide, car ce nombre n’est d’aucune utilité, si ce n’est de donner l’impression d’être accepté ou d’avoir réussi », conclut-il.