Dans You Don’t Need Soil To Grow (Vous n’avez pas besoin de terre pour grandir), l’Italienne Benedetta Ristori illustre le concept sociologique de « modernité liquide ». Au cœur de Berlin, où l’expatriation est fortement présente, la photographe documentaire saisit le lien qui unit des femmes du monde entier à leur nouvel environnement allemand. Entretien.
Fisheye : Comment le 8e art s’est-il immiscé dans ta vie ?
Benedetta Ristori : Lorsque mes parents m’ont offert mon premier appareil photo analogique, la photo est immédiatement devenue un langage pour raconter le monde qui m’entourait, j’avais environ dix ans. Au début de mes études secondaires, j’avais déjà de très nombreuses archives. Il est très difficile de trouver une définition rationnelle, mais à un certain moment, j’ai réalisé que c’était la seule chose à faire, presque comme si le choix était inévitablement celui-là. C’était en quelque sorte une nécessité. Aujourd’hui, je vis ma recherche photographique comme un voyage vers la représentation d’atmosphères et de sensations. Pour moi, il est essentiel de capturer le concept de « suspension » de la réalité, à la fois dans un portrait et dans un paysage. La photographie est capable de donner une voix à mes émotions, et c’est le moyen par lequel je relie mon moi intérieur au monde matériel.
Quelle est la genèse de You Don’t Need Soil To Grow ?
Cette série est née d’une question que je me suis posée, à savoir la relation que nous entretenons avec l’endroit d’où nous venons ou dans lequel nous vivons. Ma génération a connu une forte migration vers les pays étrangers, pour des raisons professionnelles ou simplement pour « s’échapper » de leur pays d’origine. Cela m’a amené à réfléchir à la manière dont nous nous positionnons par rapport à l’endroit qui nous accueille, et si nous cherchons à établir un lien avec, qu’il s’agisse de notre maison ou non.
Que signifie ce titre ?
Il s’inspire des plantes aériennes, également connues sous le nom de « filles de l’air ». Elles n’ont pas besoin de terre pour croître et vivre. J’ai trouvé qu’il représentait symboliquement le thème que j’aborde dans le projet, à savoir le lien avec la terre et l’influence qu’elle exerce sur nos vies.
Tu t’inspires de la « modernité liquide », tu peux nous en dire plus sur ce concept ?
La théorie de la « modernité liquide » a été élaborée par le sociologue Zygmunt Bauman, qui affirme que dans la modernité « la seule constante est le changement et l’incertitude est la seule certitude ». Il en résulte une crise du concept de communauté et l’émergence d’un individualisme fort, où les points de référence se dissolvent dans une sorte de liquidité. La modernité se caractérise par le besoin de mouvement, de rapidité et par l’impossibilité de rester immobile.
Comment a-t-elle influencé ton travail ?
Je trouve cette métaphore extrêmement « visuelle » et elle a été fondamentale comme point de départ pour le développement et la recherche sur le sujet que j’ai traité, en particulier pour une approche critique de ce type de phénomène.
As-tu d’autres sources d’inspiration ?
Oui, elles viennent de la peinture, principalement du romantisme allemand, de l’impressionnisme français et du vérisme italien, et également du cinéma, notamment les réalisateur·rices comme Agnès Varda, Wim Wenders, Gianfranco Rosi, Chantal Akerman et Krzysztof Kieślowski.
« Le fait qu’elle ait tatoué sur sa peau le nom de la ville dans laquelle elle avait récemment vécu et qu’elle allait quitter peu après est l’une des représentations les plus emblématiques du sentiment d’attachement à un lieu. »
Que sont les « Kleingarten » berlinois que tu as fréquenté pour la réalisation de cette série ?
Les « Kleingarten » (petits jardins) allemands représentent un exemple de la manière dont les personnes cherchent à régénérer l’équilibre et la communauté dans une capitale en constante évolution. Ces espaces verts communaux sont un refuge dans la ville qui les accueille entre des murs de béton, un lieu où elles peuvent retrouver un lien avec la terre et un sentiment d’appartenance. Très répandus en Allemagne et apparus dans la première moitié du 20e siècle, ce sont des oasis urbaines où l’on peut cultiver son propre potager, interagir avec ses voisin·es, renouer avec la terre et avec une dimension temporelle plus stable et plus solide.
Tu as décidé de réaliser uniquement des portraits de femmes expatriées. Pourquoi ?
J’ai décidé de me concentrer sur les femmes, car selon les études statistiques, bien qu’il y ait eu une légère augmentation ces dernières années, elles continuent d’être fortement sous-représentées dans les missions internationales (environ 20 %), il y a donc un déséquilibre très important entre les genres. Aussi, en tant que femme, j’ai choisi de donner une voix à cette minorité, afin de renforcer sa présence en choisissant des femmes d’âges, d’ethnies et de milieux différents. Je les ai photographiées dans des espaces urbains impersonnels pour souligner la fluidité du lien avec le lieu.
Tes clichés dévoilent des couleurs douces. Pour quelle raison ?
Le choix des couleurs est très instinctif et étroitement lié aux lieux que je choisis de photographier. Il contribue à créer une atmosphère à la fois réaliste et raréfiée. Je suis très attiré par les tons doux, mais aussi matériels et intenses, comme le béton ou le ciel.
As-tu une image préférée ?
Je suis très attachée à la photo du tatouage « Berlin ». Je discutais avec l’une des protagonistes de la série, Marianna, une jeune fille d’origine brésilienne, et nous échangions nos réflexions sur la signification de ce projet. Le fait qu’elle ait tatoué sur sa peau le nom de la ville dans laquelle elle avait récemment vécu et qu’elle allait quitter peu après est l’une des représentations les plus emblématiques du sentiment d’attachement à un lieu.
Quel est ton meilleur souvenir lors de la réalisation de cette série ?
J’ai un souvenir global très positif. C’est un long processus qui a commencé fin 2021 et je peux dire que le sentiment le plus agréable a été de pouvoir se déplacer librement et de recommencer à voyager sans limites. Les moments que j’ai le plus aimé sont ceux de l’aube. Les petits matins à marcher toute seule dans le Kleingarten pendant qu’on allumait les bouches d’arrosage, les résident·es sortaient en pyjama avec leur tasse de café, le soleil était faible, mais chaud, le silence régnait dans l’atmosphère et les couleurs des fleurs semblaient sortir d’un tableau, des moments vraiment magiques et précieux.