Avec Between Girls, qui paraît aux éditions Kehrer, Karen Marshall offre une immersion poignante dans la vie d’une bande de jeunes new-yorkaises devenues inséparables. Pendant plus de 30 ans, elle a suivi les évolutions de ce groupe qui aura su rester uni dans la joie, la sororité et l’adversité.
« Bienvenue dans notre histoire. Asseyez-vous, installez-vous confortablement, nous sommes prêtes à commencer. » C’est par cette phrase bien connue que Karen Marshall a décidé d’introduire son nouvel ouvrage, Between Girls, à paraître aux éditions Kehrer. Pendant plus de trois décennies, la photographe américaine a suivi une bande de filles dans leur quotidien. Depuis leur adolescence et jusqu’à leur entrée dans l’âge adulte, elle a capturé les instants aussi importants qu’ordinaires de ce petit groupe d’amies new-yorkaises. Un travail de longue haleine où se mêlent les joies, les peines, l’insouciance et la gravité.
Tout commence en 1985. À une époque où le quotidien et l’intime sont des sujets en vogue (c’est à cette date que Nan Goldin réalise The Ballad of Sexual Dependency), Karen Marshall, alors étudiante à l’International Center of Photography, réfléchit aux relations entre jeunes filles et à leur façon de communiquer. Encouragée par ses professeurs – et puisque rien n’arrive tout à fait par hasard – elle fait la rencontre de Molly Brover à l’automne de la même année. Subjuguée par cette lycéenne de 16 ans, à la fois brillante et exubérante, elle lui demande si elle peut la suivre et la photographier au jour le jour. Enthousiasmée de pouvoir partager son monde, probablement touchée de susciter des interrogations, elle accepte. Très vite, l’apprentie de l’image va faire la connaissance du groupe d’amies de Molly, cette bande de l’Upper East Side sera son sujet. Mais à ce moment-là, elle n’imagine certainement pas qu’elle s’apprête à vivre une des expériences les plus fortes de son existence.
Dépossédées d’une des leurs
Car là où éblouit la vie surgit parfois la mort. Dix mois seulement après leur rencontre, Molly Brover est percutée par une voiture alors qu’elle se trouvait en vacances. Elle décèdera de ses blessures. La nouvelle résonne comme un séisme. Elle est glaçante, la tristesse infinie. Fatalement, la question d’abandonner ou non son projet s’est posée à Karen Marshall, mais courageusement, elle a décidé de continuer, ne serait-ce que pour Molly. Il y a des choses qu’on ne contrôle pas et cet évènement va durablement marquer la vie du groupe. « Ce fut une expérience très douloureuse, se souvient-elle. Certaines des filles sont toujours en prise avec ce drame. Après quoi, il y a des relations qui n’ont plus jamais été les mêmes, parce que cela devenait trop difficile d’être ensemble et qu’elle était un des ciments de leur amitié. »
Dans de telles circonstances, beaucoup auraient baissé les bras. Bien qu’elle n’a jamais été considérée comme faisant partie de leur bande, l’intelligence et la sincérité de Karen Marshall produisirent pourtant un effet plus que bénéfique sur ces gamines dépossédées d’une des leurs. « Le fait que j’aie continué à les réunir, à faire des clichés et à les questionner a fait de ce groupe un vrai groupe, explique-t-elle. Le cadre du projet, notre connexion avec Molly, maintient cette relation vivante et de manière physique. Je suis passée d’une témoin discrète de leur adolescence à celle qui les rassemble. » Ainsi, la photographe est parvenue à éviter l’anecdotique pour l’œuvre riche et poignante qu’est aujourd’hui Between Girls. Elle nous raconte aussi une génération, une époque, et parfois une ville.
Des phases transitionnelles
Tout d’abord, Between Girls nous dit quelque chose de l’intimité de ces filles, de leurs sentiments, leurs émotions. À travers des extraits où la parole leur est donnée (notamment par l’intermédiaire de QR codes renvoyant à des entretiens sonores réalisés à l’époque), nous parvenons à saisir, tant qu’il se peut, une part de leur intériorité. Des pensées qu’elles n’oseraient pas partager avec leurs familles. Ces dernières, auxquelles Karen Marshall n’a eu que peu accès au départ, apparaissent peu à peu au fil des pages. « Quand elles étaient adolescentes, précise-t-elle, je n’ai presque jamais vu leurs parents. Elles m’éloignaient d’eux en quelque sorte. La photographie, c’était leur truc à elles. Puis, au fil des années, j’ai rencontré leurs familles et les ai intégrées au projet. »
C’est sans nul doute une des forces de cet ouvrage que de parvenir à nous amener dans des phases transitionnelles dans lesquelles chacun peut, à sa façon, se reconnaître. Un subtil mélange d’unique et d’universel. Qui ne s’est jamais demandé ce qui anime un inconnu croisé dans la rue ? Qui n’a jamais tenté de prédire ses interactions au sein d’un groupe ? Bien sûr, comme dans toute bande, il y a les affinités éphémères, les taquineries, les disputes qui ne durent jamais, mais plus que tout il y a l’amitié, la joie et la sororité. Et à cet égard, Between Girls est un hommage empreint d’humanisme et son auteure a su respecter ces rites et maintenir, sans faux semblant, un regard bienveillant sur son sujet.
Le New York des 80’s
Enfin, ce travail documentaire magistral, qui n’a que faire des académismes, a un autre sujet majeur : le temps qui s’écoule. Ici, il sert de décor à ses actrices. Il nous plonge dans une époque révolue souvent évoquée avec nostalgie par ceux qui l’ont connue. C’est le New York des 80’s. Celui qui n’en finit pas d’alimenter l’imagerie populaire et les boutiques vintage. Nous pourrions l’entrevoir comme une simple toile de fond, mais ce serait sous-estimer son rôle de témoin des évolutions du groupe. En écho à son propre projet, la photographe se souvient malicieusement qu’en 1985 sortait The Breakfast Club. Un film qui raconte sur une journée comment cinq jeunes garçons – que rien ne réunissait si ce n’est la détention – forment une bande et interagissent entre eux.
C’est aussi un moment sombre de l’histoire de la Grosse Pomme, une époque où celle-ci pourrit, gangrénée par le crack et subissant de plein fouet ce fléau qu’est le SIDA. Cette ville, alors entre les mains de promoteurs immobiliers qui s’apprêtent à remodeler son visage, voit sa population de sans-abri tripler en quelques années. C’est dans cette époque que Jen, Blake, Leslie et les autres vivent leur adolescence. En conclusion et sans concession, Karen Marshall n’hésite pas à le souligner et, par la même occasion, à dévoiler un peu ses personnages. Elle n’oublie pas de mentionner que la majorité de ces filles de la classe moyenne avaient des parents divorcés et vivaient avec des mères débordées par le travail. En précisant qu’elles ont donc dû fréquenter des garderies qui les ont rendues indépendantes et autosuffisantes. Malgré l’adversité, elles étaient des étudiantes douées, élèves en sciences ou en art. Un temps que Molly Brover n’aura qu’effleuré. Mais elle peut désormais, par le souvenir et à travers les cœurs de ceux qui l’ont aimé, pleinement le contempler.
Between Girls, éditions KEHRER, 45€, 268 p.
Between Girls © Karen Marshall