La Tisza est assez méconnue en Europe de l’Ouest, bien qu’elle soit l’affluent majeur du Danube, avec 977 km de long. Elle prend sa source dans les Carpates orientales, en Ukraine, puis marque la frontière entre la Roumanie et l’Ukraine. En Hongrie, c’est le deuxième fleuve du pays, courant sur 600 km et dominant la région nord de la Grande Plaine. Une région connue pour la mort d’Attila, le roi des Huns, et pour ses sources thermales – on en compte plus de 1 300 dans le pays –, mais aussi pour une crise de l’eau sans précédent. «Je suis né et j’ai grandi à quelques kilomètres de la rive de la Tisza, à Szentes. J’ai fait de nombreuses balades à vélo le long de la digue, et nous nous y sommes baignés plus d’une fois entre copains ! La ville est célèbre pour ses thermes. J’ai d’ailleurs appris à nager dans l’un d’eux. Un peu plus loin au bord de la rivière, à Csongrád, nous avions une petite maison de vacances, achetée par mon grand-père en 1970. Je me souviens encore de son odeur. J’y ai passé beaucoup de temps, seul, à pécher, à contempler le cours d’eau depuis la terrasse, à la rénover, ou à cuisiner pour mes ami·e·s de passage », se souvient Andràs Zoltai.
Ce photographe hongrois de 33 ans revendique aujourd’hui une certaine « sensibilité sociale » dans ses images : « Je m’efforce de montrer des choses socialement responsables et d’inciter à une prise de conscience ; le tout en racontant des histoires incarnées. Je note aujourd’hui un certain activisme dans ma pratique. Tout cela s’est développé autour de mes 20 ans, au cours de mes voyages. » C’est d’ailleurs en Inde, à l’occasion de l’élaboration de sa série You can flood me, I’ll be here, qu’il comprend que cet attachement à l’eau est devenu une obsession et qu’il est temps de la mettre en images, en résonance avec l’actualité : « Durant des années, j’ai étudié l’impact global du changement climatique sur l’Homme, et il a fallu que je parte loin pour me rendre compte que je pouvais mettre à profit mes apprentissages dans mon pays pour mettre en lumière l’ampleur du problème, et éventuellement changer le cours de la politique de l’eau en Hongrie.» Tout a donc commencé au bord du Brahmapoutre, alors qu’Andràs Zoltai photographiait deux Indiens, qui, en l’absence de mousson, pompaient de l’eau dans leurs rizières. Un cliché qui aurait pu être pris dans la Grande Plaine. S’en suivent des événements environnementaux désastreux – les changements climatiques n’ont pas épargné la Hongrie et ses habitant·es. En 2022, le pays connaît des records de chaleur et enregistre les sept mois les plus secs depuis 1901, avec près de la moitié des précipitations manquantes. Si les tendances climatiques persistent, la désertification portera sur deux tiers des terres agricoles hongroises d’ici la fin du siècle.
Nature fragmentée
« Comment est-il possible d’avoir, en un même lieu, un excès et une pénurie d’eau ? » Cette question a longtemps hanté Andràs Zoltai. La Hongrie possède en effet l’un des plus grands réservoirs d’eau renouvelable d’Europe centrale, soit 11 000 m3 par personne, mais les évaporations sont supérieures aux précipitations. À cela s’ajoute une gestion précaire de l’eau. Selon un article du Daily News Hungary paru en août 2022, plus de 80 % des systèmes locaux d’approvisionnement en eau ont été étiquetés « à risque », et 22 % de l’eau courante sont perdus à cause de fuites. L’agriculture moderne participe aussi à cette crise systémique. « Historiquement, on pratiquait l’agriculture de plaine inondable, utilisant le surplus d’eau naturellement. Au cours des deux cents dernières années, nos rivières ont été régulées et rétrécies. Environ 95 % des terrains inondables ont été coupés des rivières par des digues infranchissables retenant l’eau dans des canaux étroits. Ces terrains ont été remplacés par des terres labourées », complète le photographe.
En bref, les zones humides ont été asséchées au profit de l’industrialisation et de l’agriculture intensive, et plusieurs foyers ont vu leur accès à l’eau réduit ou fermé. La nature, quant à elle, apparaît fragmentée. Une fois encore, les industriels ont défini une nouvelle réalité. « Il s’agit d’un désastre lent et invisible, compliqué à visualiser », explique l’auteur, qui retranscrit pourtant la crise de l’eau sous plusieurs angles. Armé de son boîtier, il arpente un pays qu’il connaît bien. Au total, plus de 10 000 km et des rencontres passionnantes, au cours desquelles le photographe s’implique durant des jours, voire des semaines. En résulte ce qu’il nomme des « micro-miracles », soit de bonnes images nées de la patience et de l’attention. S’il existe encore des baigneur·euses souriant·es et des sources d’eau chaude, les incendies et les rivières à sec se multiplient. Et face à leurs champs arides et à leurs terrains craquelés, les agriculteurices restent perplexes.
C’est tout cela que nous visualisons en plongeant dans Blue Memoir, une série amorcée en 2022. Si l’humain y est parfois suggéré, il occupe surtout une place centrale. L’artiste ne capture pas seulement les paysages désolés de Hongrie, il se concentre sur la relation complexe qu’entretient l’Homme avec cette ressource vitale. Il tente de rendre compte d’un temps où hommes et femmes ne faisaient qu’un avec leur environnement. « J’ai visité de nombreux villages qui se situaient à moins de 500 mètres de la rivière, mais plus personne ne descend au bord. À l’époque, c’était un lieu de rencontre, de socialisation. Les Hongrois·es entretenaient aussi des liens spirituels avec la rivière. Aujourd’hui, l’eau est associée à la production agricole et aux loisirs », déplore le photographe. Nostalgique, il ne peut s’empêcher de comparer avec la situation indienne. « Le Brahmapoutre est le dernier fleuve qui coule librement. Les populations qui vivent dans sa plaine inondable s’adaptent depuis des siècles aux changements climatiques : perturbation des cycles de mousson, crues soudaines… Elles déplacent notamment leurs maisons de bambous sur pilotis. Bien que ces populations luttent constamment contre les aléas climatiques, elles continuent de vivre de l’eau, avec elle, en harmonie. Ce sont des “gens de la rivière”, qui entretiennent des liens profonds avec la nature », explique-t-il.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans notre dernier numéro, Ressource.