Cauchemars européens

18 novembre 2021   •  
Écrit par Anaïs Viand
Cauchemars européens

Poursuivant son exploration de l’espèce humaine, Christian Lutz s’est intéressé, dans Citizens, à la montée des populismes dans des territoires en souffrance. Un travail développé sur près de sept années, montrant, avec une distance toujours critique, la beauté du détestable. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro. 

Hongrie. En 2015, le Premier ministre Viktor Orbán criminalise toute personne apportant son aide aux migrants et refuse de se plier aux quotas d’accueil définis par l’UE. En 2018, il crée la Fondation de la presse et des médias d’Europe centrale afin de « mettre en valeur la conscience nationale hongroise ». Pologne. En octobre 2020, le tribunal constitutionnel proscrit l’interruption volontaire de grossesse en cas de malformation grave du fœtus. Juillet 2021, Jaroslaw Kaczynski est réélu à la tête du parti ultraconservateur Droit et Justice (PiS) et poursuit ses actions visant à remettre la Pologne sur le droit chemin du catholicisme, du patriotisme, de l’anticommunisme, sur fond d’homophobie. Italie, France, Suisse : les partis nationalistes ne cessent de gagner du terrain… 

Plus qu’un travail sur la montée des populismes, c’est un cauchemar européen qu’a vécu et documenté le photographe suisse Christian Lutz durant près de sept ans. L’effroi a saisi l’auteur une nuit. Puis, la nécessité d’agir. « Il me fallait enlever ces tracts nauséabonds en bas de chez moi », se souvient-il. Il a ensuite posé ses bagages au sein de municipalités dont les suffrages étaient inquiétants ; soit en Suisse, en France, au Royaume-Uni, en Hongrie, au Danemark, en Pologne, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Autriche et au Pays- Bas. Une préoccupation cristallisée sur des territoires agités et en souffrance. 

Qui sont ces politiciens et à quoi ressemblent-ils une fois au pouvoir ? Qu’ont-ils vécu pour construire une pensée aussi vide de sens ? Quels sont leurs mécanismes de manipulation des foules ? Qui servent-ils réellement ? Et quoi ? En parcourant l’ouvrage Citizens, composé d’une centaine de photos publiées sur des doubles pages en fonds perdus, les questions fusent. Et comme toujours, Christian Lutz n’impose aucune vérité. C’est un voyage au-delà des frontières, de nos frontières qu’il livre ici. Et dans ce périple, ses images se suffisent à elles-mêmes. Plongé dans un climat tantôt austère, tantôt hostile, on dépasse les murailles et les forteresses, on s’arrête sur des portraits poignants, on déglutit parfois, et on continue d’avancer, sur les pas de l’auteur. « À cinq heures du matin, j’enfile mes pompes et je vais marcher. Je me laisse alors envahir de sensations, confie celui qui aime voyager en solitaire. J’aime ne parler à personne. J’ai ainsi l’impression d’être dans une fiction. Les quelques témoignages recueillis me ramenant au réel, j’ai préféré faire comme si c’était un mauvais film. » 

© Christian Lutz

On est foutus, mais on continue 

Face à son objectif ? La peur de l’autre, la pauvreté, le chômage, l’inégalité socio-économique, la violence… la bêtise humaine. Et comme Charles Baudelaire ou plus tard le photographe Edward Burtynsky, Christian Lutz parvient à sublimer le détestable. Il est vrai qu’une distance particulière émane de ses images. L’auteur se situe en retrait. Non pas qu’il s’écarte du monde, mais il a la décence de laisser respirer ses habitants, et nous avec. Un instant de poésie dans l’humanité obscure. « On est foutus, mais on continue, lance le photographe qui ne se fait plus d’illusions. Je suis un homme désespéré depuis un bon nombre d’années. J’ai appris à composer avec mes désespoirs. » Loin de lui l’idée d’accabler le public déjà au fait de l’actualité, il préfère partager ses « émanations ». « J’attache beaucoup d’importance à l’autonomie d’une photo, à son vecteur », ajoute-t-il. Sources d’inspiration infinies, ses images l’accompagnent d’un projet à l’autre : dans ses chambres d’hôtel transformées en petits ateliers, les photographies de précédents voyages habillent les murs et alimentent ses préoccupations. 

Des préoccupations partagées par tant d’autres citoyen·nes. Des citizens malmené·es par une pseudo-démocratie régie par le pouvoir de l’argent et la peur de l’autre. Et dans cette grande histoire de citoyenneté, il y a des individus qui votent et des hommes qui accèdent au pouvoir, vêtus de costumes cintrés en laine infroissable à 1 500 €. Il y a des droits et des devoirs. Il y a celles et ceux qui aident, et les autres qui blessent et qui tuent. Citoyen parmi tant d’autres, Christian Lutz contemple le monde en crise. Parfois, il le capture, d’autres fois, il en est incapable. Pourquoi une telle violence lui interdit l’acte photographique ? Pourquoi un paysage austère dérange plus qu’un rassemblement d’hommes blancs ? S’il existe des citoyen·nes qui utilisent le 8e art pour témoigner, il y a celles et ceux qui poursuivent la réflexion en prenant le temps de se noyer dans l’image. Une arme indispensable pour vaincre l’hésitation et l’immobilisme. Car foutus pour foutus, autant s’en prendre plein les yeux. 

 

Cet article est à retrouver dans Fisheye #50, disponible ici

© Christian Lutz

 

© Christian Lutz© Christian Lutz

 

© Christian Lutz

 

© Christian Lutz© Christian Lutz

 

© Christian Lutz

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