Céline Bodin, photographe française de 28 ans, se spécialise dans le portrait. Ses séries, déclinées en thèmes, interrogent la notion de genre et les coutumes de notre culture occidentale. Entretien avec une artiste passionnée.
Fisheye : Quel lien entretiens-tu avec la photographie ?
Céline Bodin : J’ai commencé le portrait durant mes années de lycée, encouragée par mon professeur de littérature. Puis, j’ai étudié la photographie aux Gobelins, et au London College of Communication, où j’ai obtenu un master de photographie. Ce n’est qu’après ce diplôme que j’ai réellement trouvé ma voie dans cette pratique. J’ai alors pu définir la problématique qui me pousse à photographier : interroger le dialogue engagé par le portrait, et sa « grammaire » de la présence. Pour moi, la photographie est un médium au travers duquel la recherche visuelle est permanente.
Comment a évolué ta pratique photographique ?
Ma pratique se focalise sur le portrait et l’étude des genres dans la culture occidentale. Mes séries se construisent par thèmes, et les images se déclinent par modèles. La méthode est très ordonnée et le contrôle, dans la forme visuelle est apparent. Après avoir créé beaucoup d’images extrêmement statiques, je me suis finalement ouverte aux attentes et projections de mes sujets. À la manière d’un laboratoire, j’ai soumis mes modèles à différentes expériences afin de laisser place à leur interprétation, leur réaction constituant le but même de l’image.
La femme est au cœur de ton travail. Peux-tu nous expliquer ce choix ?
J’étudie la représentation féminine et l’évolution de la photographie à travers cette approche, au sein de notre culture, de nos mœurs, et de l’histoire de l’art telle qu’on la connaît. Je me fie à ma propre expérience, et mes sujets sont d’ailleurs toujours dans la tranche d’âge 20-30 ans. Une période durant laquelle la femme se construit différemment qu’au cours de la puberté, et dont la transition est plus silencieuse. Le sujet central de mes images reste la définition du culte féminin et des éléments qui participent à la construction d’un mythe, entre beauté clichée et droiture religieuse, entité érotique et incarnation sacrée.
D’où te viennent les thèmes de tes différentes séries ?
Les thèmes me viennent souvent au cours de lectures, ou suite à l’étude de peintures. Ils sont aussi tirés de visions quotidiennes, de culture populaire. L’idée précise d’une image m’apparaît cependant de manière assez subite. Après l’avoir mise à l’écrit et l’avoir mûrie, je la mets en pratique en sachant exactement ce que je cherche à obtenir le jour du shooting. Je cherche ensuite des modèles non professionnelles, et je travaille sur plusieurs sessions. J’aime capturer le caractère primitif de leur réaction face à l’appareil.
à g. Light of Grace, à d. Under the skin
Que recherches-tu, à travers ces différents « exercices » ?
Je recherche une quête d’authenticité dans le portrait féminin – un sujet ambigu qui invite à l’expérimentation. J’ai été inspirée par les écrits de John Berger, notamment par l’idée que la femme possède un point de vue à la troisième personne : elle se mesure, s’observe, se juge avant les autres. J’ai également constaté la tentation de s’associer à la gestuelle empruntée aux représentations anciennes, qui reflètent des attitudes conflictuelles vis-à-vis de la sexualité et la spiritualité du corps. Ma pratique s’est donc focalisée sur le culte du féminin et ses racines dans l’image.
Un culte que tu déconstruis dans ton travail. Peux-tu nous présenter quelques séries ?
Dans The Confessional, par exemple, j’ai souhaité marquer dans le temps le moment où notre corps s’inquiète du regard du spectateur, lorsqu’on se dévêtit. Ainsi, dans l’espace froid d’un studio, les modèles ont enlevé leurs vêtements. Je leur ai ensuite indiqué de les ramasser pour cacher les parties du corps qu’elles considéraient nécessaire de draper.
Pour Under the Skin, j’ai photographié mes modèles en me plaçant très loin d’elles, afin de capturer une expression d’inattention, puisqu’elles ne savaient pas sur quoi je focalisais mon objectif. J’ai ensuite recoupé le négatif afin de n’en garder que le visage, et j’ai créé une collection d’images représentative d’une certaine fascination.
J’ai réalisé Light of Grace en référence à la peinture. Les types de femmes représentés sont devenus des emblèmes sur lesquels on transfère des représentations de tous les jours. On leur applique facilement les calques de la femme de type domestique, sensuel, spirituel ou conservateur. On retrouve aussi la madone, la baigneuse, la nymphe, la Vénus ou encore la femme victime de sa beauté et de sa jeunesse.
Enfin, j’ai représenté différentes chevelures et construit une série qui reflète les types féminins tels qu’on les fantasme. Une sorte de cabinet de curiosités appelé The Hunt.
D’autres séries, comme Érodées, sont constituées de diptyques. Qu’est-ce qui t’as inspiré ces créations ?
Au moment de les réaliser, j’étais très inspirée par Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. L’auteure y dévoile le mythe du féminin à travers la philosophie, la science et la sociologie. En expliquant la relation de la femme à l’homme, elle dit de celle-ci qu’« elle est l’objet privilégié à travers lequel il asservit la Nature ». Ce livre accuse une forte résonance avec la réalité d’aujourd’hui. Peut-être plus précisément dans sa définition d’un corps qui s’aliène, qui trahit, et dont la matérialité opère en dualité avec un corps qui pense et s’observe.
Avec ces images, j’ai cherché à représenter l’idée, un « corps-statue » qui s’apparenterait à la tyrannie de la nature, mais aussi à sa vulnérabilité. Conciliant distance et intimité, les images traitent du conflit entre la chaleur d’un corps et la froideur de son environnement.
Dans quelle mesure ton travail sur les symboles interroge notre perception ?
Light of Grace
, par exemple symbolise ma réaction face à une prolifération d’images dans un monde où notre œil se voit constamment sollicité. J’interroge donc leurs limitations et la frustration qu’impose un médium voué à la réinvention constante. En suggérant seulement une identité et une esthétique picturale, ces photographies testent la logique de notre perception. Les images vaporeuses rappellent à notre esprit la multitude de définitions possibles du beau, et la manière dont cette perfection qui qualifie la « beauté » ne réside pas tant dans l’objet – parfois inexactement défini ou remémoré – que dans l’expérience sensorielle qui en est faite.
à g. The Hunt, à d. The Confessional
Érodées
© Céline Bodin