Corps de brume : la houle sentimentale de Sylvie Bonnot

21 mars 2024   •  
Écrit par Eric Karsenty
Corps de brume : la houle sentimentale de Sylvie Bonnot
© Sylvie Bonnot
© Sylvie Bonnot
© Sylvie Bonnot
© Sylvie Bonnot
© Sylvie Bonnot

Un souffle étrange traverse les images composées par Sylvie Bonnot. Un souffle qui soulève la peau du monde qu’elle regarde et nous restitue à la manière d’un voile dont le drapé cristallise l’émotion. Les images publiées ici ont été prises dans la forêt amazonienne, en Guyane, en décembre 2023. Car si l’œuvre de cette artiste française née en 1982 et diplômée de l’École nationale supérieure d’art de Dijon se déploie dans plusieurs domaines, la forêt est devenue l’un de ses espaces privilégiés. L’origine de ce travail est à chercher dans un épisode personnel : « La nuit du 19 décembre 2019, une tempête a détruit en quelques heures les décennies de soins et de travail que mon père [forestier] avait porté à ses bois. Des grands pins Douglas dont la poésie austère m’échappait. Pour ne rien en perdre, c’est une campagne photographique qui démarrait et qui a marqué un apprentissage du regard et du viseur pour déployer une stratégie de prise de vue propre aux sujets de plus de 35 mètres de hauteur. Il fallait enregistrer le chaos pour le comprendre et pouvoir en appréhender les origines. »

© Sylvie Bonnot

Géographe poètesse

Dès lors, la photographe arpente les forêts qui l’entourent, en Bourgogne. Elle découvre que ces lieux qu’elle a connus, ces « paysages intimes », se sont très vite transformés par rapport à leur rythme naturel. Les mutations causées par le dérèglement climatique sont perceptibles. Déterminée, Sylvie Bonnot – dont le prénom semble prédestiné – s’initie aux principes de la sylviculture. « Je me suis rendu compte de la dimension globale de cette question personnelle, familiale », analyse l’artiste, qui étend alors son rayon d’action à la forêt amazonienne, de l’autre côté de l’Atlantique, pour « prendre la mesure et estimer l’écart avec les futaies de Saône-et-Loire ». Mais si la dimension environnementale est apparue au cours du projet, il ne faut pas perdre de vue que la photographe est avant tout une « géographe poète », pour reprendre la formule de Sophie Eloy et François Michaud, curateurices, qui expliquent l’approche de l’artiste dans le texte Faire le monde sien. « Sylvie parle de la violence des éléments, de leur absence de pitié pour elle, mais elle dit également comment elle les prend à bras-le-corps dans le laboratoire, comment elle maîtrise la chimie, le papier, la lumière jusqu’à l’épuisement et à l’apparition de l’image », poursuivent-ils.

Pour s’approcher des images de Sylvie Bonnot et en saisir toute la dimension charnelle, il faut s’inviter dans son atelier, entrer dans son alchimie. Toutes ses expérimentations visent à « réactiver la partie sensible de l’image photographique », à lui conférer sa « capacité de frissonnement », ajoute-t-elle joliment. Sans détailler les techniques utilisées, l’artiste décolle la gélatine de ses images, puis la dépose sur des surfaces ou des volumes. Des mues sensibles dont le geste délicat permet de connecter ce qu’elle a vu à l’expérience du corps. « L’approche du paysage est toujours liée à l’épreuve physique du lieu, explique l’artiste. Il y a ce rapport du corps dans l’espace, du contact avec les éléments qui le constituent, avec son relief, son climat. » Le corps agit alors comme un sismographe qui enregistre les vibrations que l’œuvre s’attache à transmettre. « Car Sylvie Bonnot travaille la matière même de la photographie, cet épiderme gélatineux où apparait l’image. Elle déforme, oblitère, scarifie, desquame la surface argentée pour y tracer des formes, des sillons – autant d’images mentales captées lors de ses marches dans le paysage », complète Hélène Jagot, directrice des musées-château de Tours. « La gélatine est une matière vivante, respirante, vibrante… C’est une affaire de porosité, détaille Sylvie Bonnot. Il s’agit de soulever la peau de l’image, d’opérer une migration quasi-organique de son substrat qui ouvre de nouveaux devenirs à la photographie. » Une approche qui convoque d’autres enjeux et permet d’effectuer « un saisissement de la matière ». Un travail à fleur de peau dont le souffle nous entraîne dans un monde mystérieux où la matière convulse. On s’y laisse balloter par des vagues d’émotions mêlées, comme une houle sentimentale. On se retrouve embarqué dans des contrées énigmatiques, et on n’en revient pas.

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