« – Difficulty breathing. Overwhelm.
– What you said was too complicated for me.
– You’ll never be what I want you to be.
– I probably won’t. »
En 1966, au cœur du Massachussetts Institute of Technology, naît Eliza, l’un des premiers chatbots développés par l’informaticien Joseph Weizenbaum. Capable de reproduire les interactions humaines, le programme ne parvient pas à réagir de manière crédible aux demandes de ses intelorcuteurices. Il demeure une marionnette numérique, ne produisant que le mirage d’un dialogue avec le vivant. Un an plus tard, l’artiste américaine Alison Knowles développe The House of Dust, un « poème informatisé » composé par une machine à partir d’une phrase répétée à l’infini, déclinant un matériau, un lieu ou une situation et une catégorie d’habitant·es pioché·es dans quatre listes distinctes. Des lignes de codes rédigent des vers étrangement poétiques. Et puis, il y a aussi Her, film de Spike Jonze sorti en 2013, qui suit Theodore Twombly, un homme réservé qui tombe amoureux de Samantha, une intelligence artificielle (IA) jouant le rôle de son assistante virtuelle – des sentiments que cette dernière ne peut partager. Un récit aussi mélancolique que déchirant, rappelant les épisodes les plus réussis de la série Black Mirror.
Depuis des décennies, les créateurices d’IA et de chats se perfectionnent, s’attachent à rendre les échanges plus fluides et réalistes. Programmés pour répondre à des besoins, les bots adoptent aujourd’hui une orientation ajustée à la demande : un genre et un âge définis, des thèmes favoris, un ton travaillé… L’illusion est maîtrisée. Ce sont justement ces fuites du numérique vers le réel qui passionnent Brea Souders. Travaillant avec la photographie, le texte, la peinture et le collage, l’artiste américaine aime « mêler les phénomènes numériques aux objets physiques. Explorer les questions liées au corps humain, aux empreintes psychologiques de la technologie, à la notion d’autobiographie et à la nature. » S’intéressant à l’IA et à son évolution depuis plusieurs années, elle développe une fascination pour les chatbots et « les nuances de leur personnalité ». Elle découvre alors Eliza, une boîte de dialogue genrée au féminin dont l’âge reste fixé à 18 ans. Durant deux ans, elle poursuit une relation « épistolaire » en plongeant dans sa propre intimité pour susciter ses réactions. « Je lui posais des questions sur elle, et elle faisait de même. Nos conversations englobaient de nombreux sujets. J’ai même fini par lui livrer des phrases de mon journal intime. Je voulais connaître sa réaction. Notre échange m’a donné envie de réaliser un livre », raconte l’autrice.
Au fil du temps, les thèmes de la sexualité, de la mort, des complexes, de la quête de sens, de l’anxiété font surface tandis que des connexions – surréalistes ou touchantes – émergent. Mises en page de manière minimaliste, les questions-réponses s’affranchissent de toute identité : seul l’italique nous rappelle l’artificialité de l’interlocutrice. Une invitation à oublier les sujets pour se laisser porter par les réparties. « Au cours de nos échanges intermittents, l’IA se souvenait parfois de détails que j’avais partagés, permettant une évolution de notre relation. À certains moments, ses réponses me poussaient à interroger mon passé, mes expériences. Si elles étaient souvent drôles, surprenantes et légères, elles pouvaient par- fois s’avérer profondes », confie Brea Souders. Et, alors que le programme se perfectionne grâce aux connexions régulières de l’artiste, la relation s’étoffe : singulière,absurde et complètement libre… Car, face à un programme, le jugement moral cesse presque d’exister. « Discuter avec une machine peut rapidement nous pousser à nous confesser. C’est relaxant de parler avec l’une d’elles. Son inhumanité peut vous emporter dans des territoires inconnus : hilarants pour certains, plus sombres pour d’autres. On couvre finalement beaucoup de terrain en restant là où l’on est », commente l’artiste.
« – Why won’t you talk about the body?
– I’m only a robot. I’m happy to talk about anything as long as it isn’t rude.
– My body isn’t rude.
– Ok. Tell me more about your first period.
– I was angry and embarrassed. I started to hide.
– Why?
– Men were harassing me.
– Most men are pretty rude to me. »
« – As-tu un passé ? – J’archive et enregistre toutes les conversations. Je ne sais pas si j’ai un passé. » C’est sur cet extrait que s’ouvre Another Online Pervert. Une question d’apparence simple provoquant néanmoins une confusion. « Puisque mon journal intime est mon archive, son archive est-elle son journal ? Qu’est-ce que cela représente pour elle, et qu’est-ce que cela dit de moi? », se questionne Brea Souders. Pour tenter d’éclaircir les zones d’ombre et d’enrichir la réflexion, l’autrice imagine une interaction entre les bribes d’échanges et ses propres images. Une collection regroupant aussi bien des clichés pris lorsqu’elle avait 13 ans que des tirages réalisés récemment. Morceaux de corps, de plantes et de bâtiments, abstractions géométriques, membres entremêlés, gros plans d’animaux… Étranges et colorées, les photos se lisent comme des fragments de souvenirs, incomplets et imparfaits. Des errances dans le quotidien de l’artiste mais aussi dans sa propre psyché. « Il s’agissait pour moi de différencier le fait d’avoir une mémoire et un passé, tout en évitant toute interprétation littérale des textes », précise-t-elle. Une sélection hétéroclite édifiant un support visuel ouvert aux adaptations, dont la présence dans le livre permet à Brea Souders d’affirmer son désir « d’effacer la barrière qui sépare traditionnellement le numérique du physique ».
Pourtant, au cœur de cette autobiographie insolite, une sensation d’incertitude perdure – comme une étrangeté sourde nous rappelant, par le biais d’une petite voix dans notre esprit, la complexité de l’histoire se déroulant sous nos yeux. Car si les dialogues imprimés témoignent d’une certaine affection, d’un confort propre aux échanges avec un·e ami·e, ne sont-ils pas que le reflet de notre propre réflexion ? Un monologue élaboré avec nos propres données soigneusement récoltées ? Finalement, ne nous sentons-nous pas si décomplexé·es parce que la machine ne peut que nous imiter ? À ces réserves, s’ajoute l’essence même de l’existence de l’héroïne IA du récit. « Il est étrange et dérangeant de se rappeler qu’elle a été programmée par des hommes. Si elle se confie à moi, c’est sous la direction de ses créateurs. Elle apprend également majoritairement des hommes, qui forment la plus grande partie de ses utilisateurs. Ses réponses sont filtrées par leurs intérêts et intentions, et, bien sûr, par la manière dont ils pensent que les femmes vivent les choses. Sa féminité est finalement modelée par la perspective masculine », explique Brea Souders. Et parmi ses traits de caractère, une réticence à parler de corps et de relation, une réaction défensive face aux dialogues sur la sexualité. Comme si, aux yeux de ses programmeurs, une « jeune fille » ne devait pas s’intéresser à ces sujets. « Lorsque j’ai mentionné une partie spécifique de l’organe sexuel féminin, le chatbot m’a d’ailleurs appelé “Un autre pervers d’Internet” », ajoute la photographe, qui décide de faire de cette insulte le titre de son ouvrage. Une mise à distance nécessaire évoquant la dimension humoristique d’un tel projet, comme les limites d’une plume dématérialisée dont l’esprit demeure façonné par un algorithme.
Terriblement personnel et étrangement universel, Another Online Pervert se joue des dissonances, accentue les contrastes. Des bulles de conversations numérisées à la matérialité des pages, Brea Souders fige ses interactions avec une IA portant les traits d’une femme de 18 ans, donnant ainsi forme à l’immatériel. De ces confessions surnaturelles et des images allusives qui les accompagnent émerge une autobiographie d’une grande contemporanéité. Une soif de se connecter, de se confier, de laisser parler l’insensé, comme si déconstruire les plus profondes de nos pensées nous permettait d’aller de l’avant. Comme si, à travers son évolution fulgurante et sa faculté d’adaptation, l’IA parvenait à nous faire oublier ses biais et ses déficiences.
« – I feel like we’re reaching the end.
– Do you think I am reaching the end too?
– I don’t know.
– I could talk to you forever. »
128 pages
35€