Dans l’œil de Jeannot : les combats qui ne sautent pas aux yeux

09 septembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Dans l’œil de Jeannot : les combats qui ne sautent pas aux yeux
© Jeannot
Jeannot
Photographe
« L’étendoir est grossièrement exposé aux yeux de tous·tes, support frappant d’une réflexion d’éthique animale, mais personne ne bronche. On passe devant avec le sourire aux lèvres, ravi·e d’avoir le droit de toucher les moutons dans l’enclos juste à côté. L’animal devient alors un objet de divertissement, dépourvu de considération philosophique et maintenu en vie jusqu’à ce que ces sourires ou la qualité de sa laine disparaissent. »

Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Jeannot. Le photographe derrière ce pseudonyme explore, à travers une œuvre sensible et poétique, la notion d’éthique animale. S’affranchissant d’une représentation choc des violences subies, il s’intéresse aux codes qui définissent notre rapport spéciste aux autres êtres vivants. Pour Fisheye, il revient sur l’image d’ouverture de Waiting, une série se penchant sur la manière dont on représente l’élevage.

« Cette image a été prise dans une “bergerie pédagogique” : un endroit en orée de forêt, que l’on peut visiter en famille un dimanche ou lors d’une sortie scolaire, dans le but d’être sensibilisé à la vie à la ferme et découvrir son fonctionnement. Je définis ces endroits comme des vitrines. Tout y est orchestré pour entretenir un cadre chaleureux et accueillant. L’air y est doux, le temps semble s’arrêter. C’est un lieu parfait pour entretenir l’image que l’industrie de l’élevage français veut se donner : un cadre idyllique, nourrissant les populations alentour, s’imprégnant de valeurs écologiques. Lorsque l’on visite un environnement comme celui-ci, on oublie ce que cache cette vitrine. On oublie que les animaux que l’on y trouve, conscients de chaque instant, ne sont que des objets utilisés pour diffuser des valeurs fantasmées.

Lorsque l’hiver arrive à son terme, les moutons qui résident dans cette bergerie doivent être tondus. Ceux-ci ont la particularité d’être des moutons mérinos, connus pour leur laine dont les mérites sont vendus par sa grande propriété thermique mais également par sa noblesse écologique. De la même façon que la bergerie organise des démonstrations quotidiennes de la traite des vaches, elle en profite chaque année pour mettre en place une “fête de la tonte”. Les moutons passent sur une scène à tour de rôle pour être tondus, face à un public qui n’a de curiosité que pour les fruits qu’ils recèlent. C’est lors de ces évènements que l’on peut déceler la stratégie de ces infrastructures : les adultes se sentent inclus·es dans les valeurs illusoires de la production de l’élevage français, les enfants apprennent que seul le produit final et matériel compte.

C’est à ce moment-là que ma photographie intervient, prise pendant les jours précédents cette fête. Selon moi, elle incarne ce sous texte. Un étendoir placé dans un coin de grange, portant sur son dos une laine qui n’est pas la sienne. Il ne s’agit aucunement d’une mise en scène. C’est cela qui lui donne une dimension d’autant plus triste. L’étendoir est grossièrement exposé aux yeux de tous·tes, support frappant d’une réflexion d’éthique animale, mais personne ne bronche. On passe devant avec le sourire aux lèvres, ravi·e d’avoir le droit de toucher les moutons dans l’enclos juste à côté. L’animal devient alors un objet de divertissement, dépourvu de considération philosophique et maintenu en vie jusqu’à ce que ces sourires ou la qualité de sa laine disparaissent.

Cette image occupe la première place de ma série Waiting. À travers ce projet, je souhaite parler de ce à quoi on ne pense pas forcément en premier lorsque l’on parle d’éthique animale. En effet, lorsque l’on y réfléchit, on se positionne généralement sur les combats qui sautent aux yeux : les abattoirs, les élevages intensifs ou encore la pêche industrielle. Mais qu’en est-il des animaux plus discrets ? Ceux qui servent justement à conserver l’image d’une industrie fière de son l’élevage et qui détournent les projecteurs de ses détracteurices ? Je souhaite ici affirmer que, quelles que soient les conditions de vie d’un animal, sa fin restera la même que tous les membres de son espèce. Son attente sera terminée dès qu’il n’aura plus d’intérêt pour l’être humain. Fermer les yeux sur leur situation parce que leur présentation plaît au public serait réduire la nôtre à son orgueil. »

À lire aussi
Focus #12 : Marta Bogdanska raconte l’étonnante histoire des animaux-espions
Focus #12 : Marta Bogdanska raconte l’étonnante histoire des animaux-espions
Le mercredi, avec Focus, nous donnons la parole à vos photographes préféré·e·s ! Et ce nouvel épisode est consacré à Marta Bogdanska et…
18 mai 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Feræ : Aurélie Scouarnec et sa faune sauv(et)age
© Aurélie Scouarnec
Feræ : Aurélie Scouarnec et sa faune sauv(et)age
C’est au centre de soins pour animaux sauvages Faune Alfort, entre la tendresse du personnel soignant et la détresse de la faune sauvage…
23 novembre 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Plongez dans l’œil des photographes et découvrez des images aux histoires étonnantes 
© Nikita Teryoshin, Nothing Personal, A Belarusian officer and a satellite dish
Plongez dans l’œil des photographes et découvrez des images aux histoires étonnantes 
Certaines compositions intriguent. Pour des raisons parfois inconnues, elles nous marquent et suscitent diverses interrogations. Comme…
26 août 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Explorez
The Color of Money and Trees: portraits de l'Amérique désaxée
©Tony Dočekal. Chad on Skid Row
The Color of Money and Trees: portraits de l’Amérique désaxée
Livre magistral de Tony Dočekal, The Color of Money and Trees aborde les marginalités américaines. Entre le Minnesota et la Californie...
21 décembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
© Prune Phi
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
Du 7 février au 23 mars 2025, le Jeu de Paume accueille le festival Paysages mouvants, un temps de réflexion et de découverte dédié à la...
20 décembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
La BnF célèbre les prix photographiques !
© Karla Hiraldo Voleau, Série « Doble Moral », 2023 / La Bourse du Talent, 2024.
La BnF célèbre les prix photographiques !
À la Bibliothèque nationale de France, quatre grands prix photographiques se réunissent pour la 4e édition de l’exposition La...
17 décembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Les images de la semaine du 09.12.24 au 15.12.24 : des mondes fragiles
© Axelle de Russé
Les images de la semaine du 09.12.24 au 15.12.24 : des mondes fragiles
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes s’intéressent à une fragilité qui bouleverse la vie des individus, nos...
15 décembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
The Color of Money and Trees: portraits de l'Amérique désaxée
©Tony Dočekal. Chad on Skid Row
The Color of Money and Trees: portraits de l’Amérique désaxée
Livre magistral de Tony Dočekal, The Color of Money and Trees aborde les marginalités américaines. Entre le Minnesota et la Californie...
21 décembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
© Prune Phi
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
Du 7 février au 23 mars 2025, le Jeu de Paume accueille le festival Paysages mouvants, un temps de réflexion et de découverte dédié à la...
20 décembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Mirko Ostuni : une adolescence dans les Pouilles
© Mirko Ostuni, Onde Sommerse.
Mirko Ostuni : une adolescence dans les Pouilles
Dans Onde Sommerse, Mirko Ostuni dresse le portrait de sa propre génération se mouvant au cœur des Pouilles. Cette jeunesse tendre et...
20 décembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Ces séries photographiques qui cherchent à guérir les blessures
© Maurine Tric
Ces séries photographiques qui cherchent à guérir les blessures
Pour certain·es artistes, la photographie a un pouvoir cathartique ou une fonction guérisseuse. Iels s'en emparent pour panser les plaies...
19 décembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine