« L’étendoir est grossièrement exposé aux yeux de tous·tes, support frappant d’une réflexion d’éthique animale, mais personne ne bronche. On passe devant avec le sourire aux lèvres, ravi·e d’avoir le droit de toucher les moutons dans l’enclos juste à côté. L’animal devient alors un objet de divertissement, dépourvu de considération philosophique et maintenu en vie jusqu’à ce que ces sourires ou la qualité de sa laine disparaissent. »
Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Jeannot. Le photographe derrière ce pseudonyme explore, à travers une œuvre sensible et poétique, la notion d’éthique animale. S’affranchissant d’une représentation choc des violences subies, il s’intéresse aux codes qui définissent notre rapport spéciste aux autres êtres vivants. Pour Fisheye, il revient sur l’image d’ouverture de Waiting, une série se penchant sur la manière dont on représente l’élevage.
« Cette image a été prise dans une “bergerie pédagogique” : un endroit en orée de forêt, que l’on peut visiter en famille un dimanche ou lors d’une sortie scolaire, dans le but d’être sensibilisé à la vie à la ferme et découvrir son fonctionnement. Je définis ces endroits comme des vitrines. Tout y est orchestré pour entretenir un cadre chaleureux et accueillant. L’air y est doux, le temps semble s’arrêter. C’est un lieu parfait pour entretenir l’image que l’industrie de l’élevage français veut se donner : un cadre idyllique, nourrissant les populations alentour, s’imprégnant de valeurs écologiques. Lorsque l’on visite un environnement comme celui-ci, on oublie ce que cache cette vitrine. On oublie que les animaux que l’on y trouve, conscients de chaque instant, ne sont que des objets utilisés pour diffuser des valeurs fantasmées.
Lorsque l’hiver arrive à son terme, les moutons qui résident dans cette bergerie doivent être tondus. Ceux-ci ont la particularité d’être des moutons mérinos, connus pour leur laine dont les mérites sont vendus par sa grande propriété thermique mais également par sa noblesse écologique. De la même façon que la bergerie organise des démonstrations quotidiennes de la traite des vaches, elle en profite chaque année pour mettre en place une “fête de la tonte”. Les moutons passent sur une scène à tour de rôle pour être tondus, face à un public qui n’a de curiosité que pour les fruits qu’ils recèlent. C’est lors de ces évènements que l’on peut déceler la stratégie de ces infrastructures : les adultes se sentent inclus·es dans les valeurs illusoires de la production de l’élevage français, les enfants apprennent que seul le produit final et matériel compte.
C’est à ce moment-là que ma photographie intervient, prise pendant les jours précédents cette fête. Selon moi, elle incarne ce sous texte. Un étendoir placé dans un coin de grange, portant sur son dos une laine qui n’est pas la sienne. Il ne s’agit aucunement d’une mise en scène. C’est cela qui lui donne une dimension d’autant plus triste. L’étendoir est grossièrement exposé aux yeux de tous·tes, support frappant d’une réflexion d’éthique animale, mais personne ne bronche. On passe devant avec le sourire aux lèvres, ravi·e d’avoir le droit de toucher les moutons dans l’enclos juste à côté. L’animal devient alors un objet de divertissement, dépourvu de considération philosophique et maintenu en vie jusqu’à ce que ces sourires ou la qualité de sa laine disparaissent.
Cette image occupe la première place de ma série Waiting. À travers ce projet, je souhaite parler de ce à quoi on ne pense pas forcément en premier lorsque l’on parle d’éthique animale. En effet, lorsque l’on y réfléchit, on se positionne généralement sur les combats qui sautent aux yeux : les abattoirs, les élevages intensifs ou encore la pêche industrielle. Mais qu’en est-il des animaux plus discrets ? Ceux qui servent justement à conserver l’image d’une industrie fière de son l’élevage et qui détournent les projecteurs de ses détracteurices ? Je souhaite ici affirmer que, quelles que soient les conditions de vie d’un animal, sa fin restera la même que tous les membres de son espèce. Son attente sera terminée dès qu’il n’aura plus d’intérêt pour l’être humain. Fermer les yeux sur leur situation parce que leur présentation plaît au public serait réduire la nôtre à son orgueil. »