Entre travail documentaire et archéologie engagée du conflit ukrainien, Don’t Look at the Pain of Others, une série de Lisa Bukreyeva visible au festival Circulation(s) jusqu’au 2 juin 2024, restitue l’horreur de la guerre en Europe et interroge l’indifférence collective.
Lisa Bukreyeva vit en Ukraine, à Kiev. Sur son écran comme à sa fenêtre défile une réalité devenue, pour tout un peuple, ordinaire. Celle d’une guerre qui n’en finit pas de produire des mort·es et des images. Il n’y a pas une tuerie, en effet, ni un bombardement ou un assassinat qui échappe à l’appareil des victimes ou des bourreaux. De ce flux continu d’images la photographe extrait l’horreur pure ou l’invisible. Ce qui est tu, ou tué. « Le processus est simple : je collecte plusieurs giga-octets de vidéos, je les passe en revue et je sélectionne celles avec lesquelles je souhaite travailler. Ensuite, je vérifie les faits, je fais des captures d’écran, puis je les imprime, les sèche et les scanne. La sélection est influencée par mon expérience et mes connaissances », explique la photographe.
Sans formation particulière, l’artiste cadre dans sa tête depuis l’enfance. En 2019, alors que les forces russes s’élancent sur Kiev, le travail qui donne naissance à sa série débute : celui d’une collecte sans fin d’images et de leur retraitement. Pour « faire série », comme on essayerait de reconstruire une maison avec les pierres qui s’en sont effondrées. Ces bouts de films venus de téléphones, souvent pris par des anonymes – civils ou soldats – s’amoncèlent chaque jour et inondent les réseaux, mais sont peu diffusés sur les chaines de télévision ou les grands sites d’information. « La plupart de ces images n’ont pas été publiées dans les médias étrangers. C’est paradoxal, injuste et “normal” à la fois », précise-t-elle. Car la guerre s’y révèle pour ce qu’elle est : chaos organisé ou non, où les noms s’effacent sous l’inflation horrifique, dans le continuum du conflit, de ses exactions et de ses crimes. Or comment abattre ce réflexe de ne pas regarder la souffrance d’autrui ? Et comment montrer l’horreur sans contribuer à cette inflation ? « Grâce aux algorithmes la vie des un·es peut devenir moins importante que le calme des autres », constate l’artiste, lucide. Sans se faire d’illusion sur le pouvoir d’une douzaine d’imageselle reconnaît l’utilité de son travail, qui la protège de tout voyeurisme ou sensationnalisme : « cette série est précieuse parce qu’elle constitue une mémoire collective », déclare-t-elle.
C’est ainsi que fonctionne le vrai mal
Une radio d’un torse où est incrustée une grenade de 30 mm, des images de rue dévastées et la simple vision – glaçante – de corps sous des bâches. Don’t Look at the Pain of Others amène le·a regardeur·se à sonder ses propres limites. Ce n’est pas un cauchemar ni même une guerre qui est ici épinglé au mur, mais une série de crimes, une déformation du réel habituel que l’œil préfère ignorer, comme une anomalie. Or, pour Lisa Burkeyeva, c’est ce qu’il nous faut précisément contempler : « Lorsque j’avais une douzaine d’années, au musée national de l’histoire de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale, le guide nous a montré une pièce d’exposition : des moufles en peau humaine. Je me souviens les avoir regardées en essayant de trouver quelque chose qui les distinguait visuellement de n’importe quelle autre paire ancienne. Je n’ai rien trouvé (…) De telles choses ne devraient pas exister. Mais je me rends compte que c’est ainsi que fonctionne le vrai mal. S’il est impossible de le comprendre, le regarder, l’accepter, cela ne signifie pas que nous ne devrions pas le faire. En fermant les yeux, rien ne changera. La souffrance n’a ni nationalité, ni race, ni continent. Les alarmes aériennes retentissent partout de la même manière », affirme-t-elle.
Mais dans l’image réside aussi la possibilité d’une dignité retrouvée. De la série, une œuvre maîtresse émerge : les neuf frames extraits de l’assassinat du soldat ukrainien Oleksandr Matsievskyi, exécuté froidement par des Russes qui le filment avant de l’abattre d’une rafale, sa dernière cigarette à peine entamée. L’homme fume, puis s’effondre, son bonnet s’échappe, le corps se recroqueville. « La décision d’imprimer et d’inclure dans la série le story-board de son exécution n’a pas été facile à prendre. C’est ce qu’il y a de plus difficile dans la guerre : elle vous oblige constamment à faire des choix, bien qu’aucun d’eux ne soit souhaitable. Les proches d’Alexander – et n’importe qui – ne devraient pas voir cela, ça n’aurait pas dû se produire. Mais ces neuf photos ne documentent pas seulement le crime brutal de l’armée russe, elles parlent aussi de dignité », poursuit l’autrice. Dignité d’un peuple qui se trouve dans la reconnaissance nécessaire des crimes qu’il subit. Qui use des images prises par son bourreau pour les retourner contre lui.
Certain·nes ont du mal à prononcer le mot « génocide »
« Nombreux·ses sont celleux qui se contentent de croire qu’il s’agit d’une guerre du régime et que les Russes n’en veulent pas. C’est faux. Sinon, les civil·es ukrainien·nes ne seraient pas mort·es aux mains des Russes. Ce n’est pas Poutine qui les tue. Certain·es ont même du mal à prononcer le mot “génocide” dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne. J’ai compris que nous aurions à le prouver pendant de nombreuses années, à persuader [les autres pays du monde] à regarder nos souffrances. Nous n’en avons pas envie, mais nous n’avons tout simplement pas d’autre choix », déplore Lisa Bukreyeva
Si la qualification génocidaire des crimes de guerre commis en Ukraine par les forces russes fait l’objet de débat (La CPI a ouvert une enquête sur les crimes commis en Ukraine depuis le 8 mars 2022, ndlr) Don’t Look at the Pain of Others confronte directement à l’impensable, s’insurge contre l’oubli et l’indifférence. Il faut donc garder, conserver, heurter, trouver la proximité nécessaire, scénographier pour paradoxalement abattre la distance avec le·a regardeur·se, ne pas le·à forcer à voir, mais le·a faire ressentir. Si l’image est brutale, la démarche est plus douce qu’il n’y parait, si la scène saisie heurte, le noir et blanc en adoucit les contours. L’amour parait – amour des rues, des églises brisées, des corps pleurés, amour du pays supplicié. Et la nécessité de montrer encore et encore, d’accumuler l’horreur dans un ordinateur pour la dire au mieux, comme un combat discret, indispensable. « La guerre efface les souvenirs de votre vie antérieure, comme si elle n’avait jamais existé. Historiquement, pendant les années de guerre, peu d’œuvres d’art ont été produites. Lorsqu’une personne est occupée à survivre, il est difficile de faire quelque chose qui n’y contribue pas directement. Peut-être n’ai-je pas vraiment envie de survivre, ou que j’aime trop mon travail. Je ne sais pas ce qui est le plus ridicule. Suis-je fatiguée de chercher constamment de l’argent, de reprendre mes esprits après un voyage photographique, de comprendre que je ne suis peut-être pas assez utile pour le pays ? Certainement. Mais il faut bien que quelqu’un le fasse, non ? », conclut-elle.