Dans Dust, le photographe Patrick Wack, membre du groupe Inland, explore la province chinoise Xinjiang – terre des Ouïghours et de leur répression. Fruit d’un travail de quatre ans, l’ouvrage mêle images et paroles d’experts pour tenter de faire émerger une catastrophe qui demeure invisible.
« Ethnocide », « génocide culturel »… Depuis les années 2010, le traitement de la communauté musulmane et turcophone des Ouïghours en Chine inquiète. Au Xinjiang (une province autonome du pays, placée sous la souveraineté de Pékin), le Parti communiste mène une politique de répression intense, et multiplie la construction de camps « de rééducation », dans lesquels la minorité est envoyée en masse. Surveillance, espionnage, internement et stérilisation forcés, contrôle des naissances, vols d’organe, torture… Relayées par les médias, les informations qui parviennent jusqu’à l’occident évoquent les pires débordements de notre histoire. Pour la Chine, pourtant, ces mesures sont mises en place dans le but de lutter contre le terrorisme sur son sol. Comment, alors, faire prendre conscience aux nations étrangères de la gravité de la situation ? De quelle manière documenter, lorsque la répression est invisible, et que lutter contre elle devient trop dangereux ?
Photographe français, installé à Shanghai de 2006 à 2017, Patrick Wack a été confronté à la persécution des Ouïghours. « Je connaissais déjà la ségrégation économique et la répression de la communauté, mais je ne me doutais pas du durcissement qui allait survenir à partir de 2016, raconte-t-il. En 2018 sont sortis les premiers articles sur les camps concentrationnaires. Si je n’habitais plus en Chine à ce moment-là, j’ai décidé d’y retourner en 2019 pour les documenter. » Avec Dust, l’auteur regroupe alors deux projets. Out West, une série contemplative inspirée par le mythe du Far West chinois, et ses similarités avec la conquête de l’ouest américain, et son travail sur les Ouïghours. « Tous deux traitent d’une rupture politique entre le gouvernement central et la religion musulmane, du rapport conflictuel avec l’Islam, en général. Les textes de Brice Pedroletti, ancien correspondant du Monde en Chine, et des chercheurs Rémi Castets et Dru C. Gladney viennent étayer mes images », poursuit-il. Aux côtés des clichés, des créations graphiques, représentant les camps d’internement, révèlent la vérité glaçante – celle d’une réalité dystopique. « Publier le projet sous la forme d’un livre permet d’apporter du fond. Je pense que personne n’a développé de corpus aussi dense sur le sujet. Je souhaitais laisser derrière moi un document durable, et non pas quelque chose d’éphémère », confie le photographe.
Un constat d’impuissance
En amont, Patrick Wack s’entretient avec différents rescapés ouïghours – parmi eux, Gulhumar Haitiwaji, qui s’est battue depuis la France pour faire libérer sa mère Gulbahar Haitiwaji, emprisonnée en Chine, et Dilnur Reyhan, chercheuse, devenue porte-voix de la minorité musulmane. Mais à son arrivée au Xinjiang, en 2019, les choses se compliquent. « La répression est invisible. On ne peut pas récolter de témoignages, car on met nos contacts en danger. Il faut savoir que chaque région a un quota de gens à interner, et que n’importe quelle raison est bonne. Je me suis également fait suivre en permanence, arrêté à plusieurs reprises, j’ai dû quelquefois effacer mes photos… Ce deuxième projet est en quelque sorte un constat d’impuissance », raconte l’auteur. Si Out West brille par sa beauté, et ses panoramas pris à l’argentique, le second volet de Dust tâche de construire un récit sans matière. « Il était extrêmement difficile de faire un travail journalistique. C’est finalement grâce à l’objet livre que j’ai reconstruit une histoire nous replongeant dans cette dimension », explique Patrick Wack. Une frustration poussée à son paroxysme lors d’un voyage en taxi, qui amène le photographe, par hasard, aux portes d’un camp de concentration. « J’ai vu des miradors, des caméras de surveillance, j’ai compris où j’étais en voyant des gens sortir enchaînés, encagoulés. Les gardes m’ont vu, habillé en civil, et m’ont questionné durant trois heures. Dans ces moments, tu te sens con, avec ton appareil à l’épaule, incapable de capturer quoi que ce soit. En tant qu’occidental, le pire qui puisse t’arriver, c’est de devoir quitter le pays. En revanche, tu peux faire du mal aux gens », poursuit-il.
Plus qu’un ouvrage engagé, Dust se lit comme une réflexion sur la création, sur l’impact du médium photographique. Au fil des pages, les paysages grandioses, picturaux se succèdent, unis par une palette de couleurs pastel. Çà et là, des portraits rythment notre contemplation. C’est à travers les mots des spécialistes, les points funestes ciblant les camps, le titre du livre – « en référence à une région désertique, poussiéreuse, mais aussi aux notions de destruction, de désolation » – que le réel transparaît. Un réel cauchemardesque dont on ne devine que des ébauches. Une catastrophe sournoise, dont on ne peut capturer que des fragments, de peur des conséquences terribles. Mais comment réaliser un projet photographique à partir de rien ? L’image suffit-elle, lorsqu’elle ne peut souligner l’horreur, le cauchemar ? Sous quelle forme montrer au monde un génocide contemporain, si collectionner des preuves est interdit ? « C’était un travail frustrant. Lorsqu’on fait du reportage, on peut être engagé physiquement, aller chercher la photo. Ici, ce n’était pas le cas. Mais, a posteriori, utiliser des images à la manière d’un matériau que l’on modèle pour recréer une narration, une atmosphère, est quelque chose de très intéressant », conclut Patrick Wack. Un projet engagé qui divise : peu après avoir partagé une image issue du livre, le compte Instagram de Kodak l’a remplacée par une déclaration, certifiant que la marque américaine ne partageait pas la vision du photographe. Une publication provoquée par un mécontentement violent de leur followers chinois, réagissant à la légende accompagnant le cliché de Patrick Wack – « une descente abrupte dans une dystopie orwellienne ».
Précommandez dès maintenant Dust, Éditions André Frère, 47€, 208 p.
© Patrick Wack