Écrin d’intimité à la Galerie Écho 119

27 novembre 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Écrin d’intimité à la Galerie Écho 119
© Sakiko Nomura
© Sakiko Nomura

Jusqu’au 3 février 2024, la Galerie Écho 119 présente Radiographies de l’intime, une exposition collective réunissant Tokyo Rumando, Sakiko Nomura, Sayuri Ichida et Emi Anrakuji. Des projets sensiblement distincts, mais révélant en creux des préoccupations communes sur la représentation de soi et ses nuances.

Dans les premières brises automnales, une envie de replis et d’introspection dans des intérieurs réconfortants se fait sentir. C’est dans cette même dynamique que Radiographies de l’intime s’est ouvert à la Galerie Écho 119, le 2 novembre dernier. Entre deux averses, nous avons pris le temps d’aller parcourir les univers de quatre artistes japonaises : Tokyo Rumando, Sakiko Nomura, Sayuri Ichida et Emi Anrakuji. Née d’une envie de réunir des regards féminins, l’exposition entend ouvrir un dialogue sur « l’intime et ses représentations, à la fois au Japon et dans la société occidentale ».

Regarder ce qu’il y a au fond de nous, autour de nous, pour comprendre ce qui nous lie et nous construit. Observer, sans dire mots, c’est ce qui compose en partie le processus de Sakiko Nomura, ou du moins c’est ce que l’on en décèle à la lueur de ses images. Présentées dans un des recoins de la galerie, à l’abri de la lumière extérieure, les images de sa série Another Black Darkness nous plongent instantanément dans une rêverie noire embuée de mystères. Grâce au processus de solarisation, elle pare d’un noir épais des instants tokyoïtes captés à l’improviste. À travers les ombres, on devine des corps, des paysages citadins, et des étreintes sensuelles… C’est toute une volupté qui nous est suggérée. Si rien n’est caché, tout est à découvrir, à investir. Protégées à l’abri des regards insidieux et de l’activité incessante de la ville, les images de Sakiko Nomura interrogent le rapport à l’intimité et à la sphère privée au sein de son pays, afin de déjouer les codes de la pudeur.

© Sayuri Ichida
© Sayuri Ichida

© Tokyo Rumando
© Emi Anrakuji

De l’art performatif pour exprimer les maux

Il y a dans l’ensemble des travaux une volonté commune de se réapproprier la représentation du féminin, trop longtemps sous le joug du male gaze, en composant avec les formes et la plasticité du médium. Une ambition collective de dessiner une nouvelle archive visuelle féminine à travers des regards décomplexés. Plus encore, la photographie, à la manière d’un baume réparateur, recouvre les traumas et douleurs, réconcilient le corps aux ressentis. C’est d’abord ce qui nous interpelle chez Tokyo Rumando, qui, à travers Orphée, une succession d’autoportraits performés face à l’objectif, tend à « constamment [se] réinventer, [à] recréer un nouveau soi ». De mise en scène en mise en scène, elle revisite un passé parfois déconstruit, réinvente des souvenirs, investit les terres du doute ou de la douleur, et explore toutes ses potentialités. Métamorphoses éphémères, ses performances mettent également en lumière sa constante mutation. À sa façon, elle teste sa capacité à évoluer, mais présente également les différentes facettes qu’elle peut revêtir en tant que femme : vulnérable, guerrière, abusée, courageuse, érotique ou érudite. En regard de ce projet, sa nouvelle série en cours, Visible / Invisible Memories se lit comme la continuité de ces performances photographiques, et prend part à un processus global cathartique.

À ses côtés, Sayuri Ichida, que l’on redécouvre sur son projet Absentee, présentée dans une scénographie jouant avec les lignes d’horizon, construit elle aussi pour soigner des parties de sa vie. Ici, l’image tient lieu d’échappatoire essentielle face à un isolement forcé. En multipliant les évocations du « moi » à travers des monochromes où défilent des corps aux courbes fluides, s’opposant parfois à l’architecture austère d’un bâtiment, elle documente ses états émotionnels et traverse le chagrin lié à la perte de sa mère. Pour clôturer cette balade en contrées intérieures, nous découvrons avec émotion le travail d’Emi Anrakuji. Dans les années 1980, alors diplômée en peinture de l’Université d’art et de musique de Musashino, l’artiste tombe gravement malade. Elle est atteinte d’un cancer cérébral, et perd progressivement l’usage de la vue, l’obligeant à abandonner la peinture. Durant sa longue période de convalescence en solitaire, elle décide d’apprendre la photographie en autodidacte. Un médium salvateur pour l’artiste. Naît de ses essais photographiques Ehagaki (« carte postale » en japonais), une série d’autoportraits à ras des peaux, réalisés en couleurs et imprimés sur des cartes postales collectées par son grand-père lors de voyages au cours des années 1900, et léguées de génération en génération. Un réel dialogue se construit au fil de ses créations uniques. La réalité se mélange aux récits de voyages, aux monuments et aux paysages, et son identité s’écrit à mesure que l’abstraction surgit. Ici l’objet lui permet de tisser des liens immuables à ce grand-père inconnu, à sa famille.

Au sortir de Radiographies de l’intime, nous avons été transporté·es entres divagations irréelles et espaces vécus, ancrés dans les chairs et dans l’esprit. Le temps d’une visite, nous nous sommes éveillé·es en conscience sur ce qui nous meut en profondeur.

© Tokyo Rumando
© Emi Anrakuji
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