À travers Sanctuaire – troisième chapitre d’un projet au long cours – Elie Monferier révèle, dans un noir et blanc pictorialiste, l’aura de Lourdes, et de ses strates d’histoire marquées par la maladie, le désespoir, l’attente d’un miracle, et la mort.
Lourdes, troisième haut lieu de pèlerinage chrétien au monde. En 2023, plus de trois millions de personnes s’y sont déplacées : parmi elles, des fidèles venant se recueillir au sanctuaire et des condamné·es porteur·ses de maladies incurables, en quête d’un miracle que les médecins ne peuvent s’attribuer. Dans les rues, la foule abonde, les visages se tournent vers le sanctuaire de Notre-Dame – fermés, éprouvés, ou inondés par la joie de s’approcher du mystique. Il y a une lourdeur dans leurs pas. Dans les regards qui s’échappent jusqu’en haut des tours de la basilique. « Quand on arrive là-bas, on a peu à peu l’impression d’être confronté·e à toutes les souffrances qui se seraient accumulées depuis cent cinquante ans. Comme si chaque pèlerin y avait déposé une part de sa douleur et que celle-ci était restée attachée à cet endroit pour en constituer sa mémoire », se souvient Elie Monferier.
Depuis l’automne 2017, le photographe bordelais s’est lancé dans « un voyage introspectif à travers le sud-ouest de la France, au cours duquel [il] cherche des lieux, des rites, des situations où la conscience de la mort est particulièrement présente […] Pendant des siècles, on a vécu avec cette conscience. La mort était au centre de nos existences. Elle était ritualisée et inscrite dans une architecture sociale », poursuit-il. Mais, alors que la société évolue, cette connexion s’estompe. L’obsession du bien-être nous pousse à invisibiliser la mort, au risque de la craindre davantage. Le monde se transforme, il devient « matérialiste, fonctionnel, libéral » – alors, il cache. « On observe un changement de paradigme : pendant des siècles, le tabou principal a été la sexualité ; aujourd’hui, l’image de nos corps sexualisés est partout. À l’inverse, la mort est devenue un tabou moderne. Nous mourrons loin des regards, à l’hôpital, nous mangeons des animaux dont les corps morcelés sont présentés dans des barquettes aseptisées : le corps mort est rendu invisible », précise l’artiste. Au détour de ses cheminements, il développe ce qui deviendra une trilogie. Sang Noir, le premier volet, se concentre sur la chasse comme un acte viscéral, presque instinctif. Une confrontation violente à la nature – et à la mort. Sacre explore le quotidien en milieu rural, « dans les territoires les plus reculés, là où l’accident et les paysages font naître des imaginaires où mythe et réalité sont mêlés », ajoute Elie Monferier. Sanctuaire, le dernier chapitre, se déploie à Lourdes, territoire imprégné par la foi. « L’humain se distingue sans doute de l’animal à partir du moment où iel enterre ses mort·es, crée un culte, y met des symboles, explique le photographe. Naissent ainsi conjointement la conscience de notre finitude, la question du sacré et les premières formes d’art. »
Pictorialisme, photographie spirite et Goya
Un sacré, d’abord animiste, qui s’organise ensuite au contact des religions monothéistes, évoluant de pair avec l’humanité. Grandissent alors en symbiose mort, art et sacré, malgré le désenchantement d’un monde qui semble déterminé à détruire toute trace de mystère. Deuxième ville hôtelière de France, Lourdes résiste pourtant au scepticisme. Scindée, elle abrite l’amour, l’espoir et l’empathie de celles et ceux béni·es par la joie de s’y trouver, et le poids d’une mémoire, d’un paysage intérieur fait de peur et d’affliction. L’air y est pesant, oppressant, comme si les maux des pèlerins hantaient le territoire ; présences fantomatiques d’une foi dont la puissance subsiste dans des éclats qui nous traversent, ou nous écorchent. C’est cette obscurité qu’Elie Monferier souhaite illuminer. « Dans la trilogie, j’essaie d’embrasser la part d’ombre de notre humanité, inconsciente, nourrie par nos peurs les plus anciennes et les plus archaïques, toutes celles à partir desquelles se constitue une société ou une civilisation », confie-t-il, avant de poursuivre : « Et finalement, peut-être que le moteur de toute croyance, c’est la peur du néant. » Dans un monochrome dense qui diffuse un brouillard sourd, presque compact, Sanctuaire est fait de textures, de flétrissures et de noirceurs. Celles qui n’existent réellement que lorsqu’elles sont révélées par une lueur. Inspiré par les gravures et les peintures de Goya, comme par une iconographie « catholique et baroque, que l’on retrouve en Amérique du Sud, en Italie, en Espagne ou en France, et fondée sur l’expression de la violence et la valorisation du corps mis en croix », l’auteur s’empare de ces codes, qu’il estime « induits sur place ». Il creuse les ombres des visages, estompe les cimes architecturales, brouille les corps, comme pour capter le mouvement collectif d’une croyance électrisant une foule traversée par une même émotion.
Le courant spirite, né aux débuts de la photographie, dans les années 1860, s’ajoute à ses influences. « Les médiums pensaient qu’ils possédaient un outil moderne de captation du visible et de l’invisible et voulaient apporter la preuve de leur communication avec les défunts. Ce sont elleux qui ont inventé les premiers trucages, les premières manipulations de l’image », explique l’artiste, qui s’intéresse également au pictorialisme, dont les adeptes entendent « aller au-delà du réel pour dire quelque chose de réel », tronquant à leur manière les représentations visuelles, utilisant divers procédés pigmentaires pour hisser la photographie au rang des beaux-arts. Résolu, lui aussi, à capter quelque chose de l’ordre de l’invisible, Elie Monferier shoote à l’argentique, lors de brefs séjours et durant plusieurs mois, la ville et son aura. Des clichés qu’il numérise, puis imprime. Pictorialiste à son tour, il intervient manuellement sur le tirage, recherche la démarche plasticienne. « Je rephotographie ensuite le tirage, que je numérise, puis réimprime jusqu’à ce que l’image, progressivement, s’estompe pour donner lieu à quelque chose d’autre qui était déjà contenu dans l’image », ajoute-t-il. Cette expérimentation au long cours lui permet de laisser derrière lui le filtre de toute connaissance rationnelle. Un abandon nécessaire au résultat qu’il recherche. « Lorsqu’on étudie les discours des mystiques, tous·tes s’accordent à dire qu’au moment de la rencontre avec l’élément divin originel, le réel tel qu’on le connaît s’efface. C’était le point de départ de mes interventions : en partant du principe que la condition d’une apparition mystique est la disparition du réel, je souhaitais savoir ce qui apparaîtrait en faisant disparaître le médium », poursuit-il.
Souligner le mysticisme des lieux
Avec une distance singulière, le photographe, qui a pourtant pour habitude de s’approcher au plus près de ses sujets, saisit le blanc des chapes des prêtres, le noir de leurs croix. « J’étais face à quelque chose que je ne comprends pas mais que je respecte, parce que ça touche profondément à l’intime. Ça a été l’aspect le plus délicat de mon approche : l’écart entre leur foi et mon athéisme, la distance entre nos visions du monde », avoue-t-il. Sur les images, les volutes monochromes passent des croyant·es en pleine prière aux ornements gothiques des fenêtres. Elles s’animent, presque vivantes, accueillant en leur sein les spectres d’une ville rongée par la souffrance. Partout, les détails manquent, les visages se dissolvent dans un monde vaporeux. On voudrait comprendre, déchiffrer, mais les images refusent de se laisser lire. Elles nous enclavent dans un univers habité par les chimères : celles d’un mysticisme dont on peine aujourd’hui à discerner les contours. Pourtant ici, il ne s’agit pas de voir, mais de croire, semblent nous rappeler les clichés. Dans les clairs-obscurs apparaissent des contrastes insoupçonnés, une grâce venant fendre la pesanteur de la douleur qui imprègne la ville – là où on ne l’attend pas. Serait-ce la métaphore nébuleuse d’un miracle accordé, répondant aux espoirs des fidèles, ou la simple lueur d’un rayon de soleil sur le visage d’une croyante ?
Dans le livre que deviendra Sanctuaire (à paraître en 2025, et dont les images ont déjà été exposées aux Rencontres d’Arles cette année), ce sont ces nuances qui rythmeront le récit. « Je voudrais jouer sur la notion de transparence, pour convoquer le voile des illusions, les notions d’apparition et de disparition, mais aussi pour rappeler le suaire du Christ », explique l’auteur. Et qui dit transparence dit lumière, « essentielle dans l’art religieux », rappelle-t-il. Celle des vitraux, et celle, plus symbolique, d’une manifestation de la présence de Dieu. Une narration décousue accompagnera les visuels. « Des souvenirs attachés aux moments où j’étais à Lourdes, des questionnements sur le visible et la posture photographique, des fragments de texte, comme pour Sang Noir et Sacre, les deux précédents chapitres », précise Elie Monferier. Il espère pouvoir ensuite réunir les trois volets en un seul ouvrage, clôturant ainsi son voyage au plus près de la mort. « Ce serait un accomplissement. »