Le parcours Elles × Paris Photo, qui vise à mettre en lumière le travail des femmes photographes, marque ses cinq ans avec la publication d’un ouvrage qui rassemble les témoignages et les images de plus d’une centaine d’artistes.
Il y a beaucoup de chiffres en ouverture du livre Elles × Paris Photo, qui restitue le projet initié par Paris Photo avec le soutien du ministère de la Culture et du programme Women In Motion de Kering. Le premier, 20 %, c’est le pourcentage d’artistes féminines parmi tous·tes les artistes présenté·e·s dans la foire en 2018. Le second, 36 %, acte la progression de la part des femmes en cinq ans. Si les chiffres n’ont pas l’aura poétique des images, ils prouvent que ce qui est en cours dans l’écosystème de la photographie participe d’une redéfinition des règles du jeu de l’art et de la culture jusque dans ses ramifications sociales, esthétiques et politiques.
À travers une exploration panoramique, Elles × Paris Photo rend compte de ces années d’émulation auxquelles ont participé 130 artistes des parcours photographiques de la foire parisienne depuis 2018. Des contributions éditoriales éclairées et autant de témoignages sur les références et inspirations artistiques de chacune viennent compléter la trame visuelle du livre. Ils démontrent que la photographie au féminin n’est pas qu’une action autocentrée mais une participation à une culture collective et ouverte. Il faut dire qu’en cinq ans, les lignes ont bougé. Durant ces années post #metoo, la présence et l’action des femmes à tous les niveaux de la création artistique sont devenues quantifiables et visibles. La femme photographe a toujours existé, mais sans doute moins que son double de femme photographiée. Cette dualité, certaines artistes s’y frottent en travaillant au plus près du corps, à la fois sujet, objet d’aliénation ou véhicule vers l’émancipation. Selon qu’elles sont issues de démocraties occidentales ou de régimes autoritaires, il représente une métaphore de la condition féminine à un instant T.
Entre réification et libération
Ainsi, Suzanne Lacy, Marina Abramović ou ORLAN, pionnières de la performance, ont brandi le corps comme un matériau capable de tout dès les années 1970. Dans les années 2000, c’est le tchador intégral qui occupe la série Like Everyday de Shadi Ghadirian, tandis que le visage des femmes est remplacé par des appareils ménagers : fer à repasser, balai, bouil- loire… Autant de métonymies de leur vie limitée.
Entre réification et libération, le corps se réinvente. Il est saisi à rebours des clichés normés par Anne Morgenstern, qui effectue un gros plan sur sa matérialité et sa texture, ou dans les couleurs acidulées de la pub que Charlotte Abramow utilise pour portraiturer une nouvelle génération de femmes puissantes comme Angèle ou Lous and the Yakuza. Ou encore dans les compositions de Delphine Diallo, qui s’attachent à donner au corps féminin toute sa dimension « divine ». Lieu de projection d’un désir longtemps exclusivement masculin, il se dénude aujourd’hui sous le female gaze assumé de Mickalene Thomas, qui reprend les codes du nu occidental et exalte le corps des femmes noires, ou avec Myriam Boulos, qui collecte les fantasmes sexuels des femmes pour tisser des récits visuels incandescents.
Si la force créatrice de l’Éros est là, assumée, Thanatos n’est jamais bien loin, comme le montrent les travaux de Laia Abril, Cannon Bernáldez ou Camille Gharbi, qui documentent sa face sombre lorsqu’il se fait menaçant ou violent. À travers des récits complexes qui mêlent images, enquête et narration, elles mettent en lumière une autre réalité : celle des avilissements, des avortements et des féminicides. Le corps des femmes demeure un enjeu majeur, mais le champ créatif des photographes ne saurait s’y limiter.
L’Histoire l’a montré : les femmes ont su prendre l’air à chaque fois qu’elles pouvaient sortir des espaces confinés du domestique. De la « chambre à soi » aux zones de guerre et à la photographie conceptuelle, elles ont fait du chemin. Certaines, pourtant, n’ont pas besoin d’aller loin pour trouver matière à créer. Comme la Finlandaise Nelli Palomäki qui, depuis son jardin, observe le jeu des lumières et des ombres et rend hommage au processus analogique, tandis qu’Almudena Romero le retravaille en pro- fondeur en utilisant non pas la chimie mais des matériaux végétaux pour faire émerger ses images. D’autres voyagent, s’immergent dans le vivant, se hissent au sommet des montagnes, comme Aurore Bagarry ou Chen Xiaoyi, qui mènent une recherche plastique et documentaire au plus près des roches enneigées.
Cet article, signé Léo de Boisgisson est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #62 : Songes, disponible ici.
312 pages
39 €