Circulation(s) – le festival du collectif Fetart à la direction artistique entièrement féminine – fête ses quinze ans cette année, l’occasion de mesurer combien il a su demeurer jusque-là un vrai baromètre des inquiétudes, des colères et des espoirs des jeunes talents européens. Parmi les œuvres qui marquent cette nouvelle édition, celle d’Émeline Amétis reste en mémoire. Sa série peyi manman, au pays des mères, nous invite à un voyage au cœur de la mémoire diasporique.
L’artiste visuelle franco-caribéenne Émeline Amétis, fraîchement diplômée de l’ENSP et anciennement journaliste, entretient une pratique plurielle et exigeante : ne pas se limiter à un médium, mais tenter de trouver la forme la plus juste pour ce qu’elle doit exprimer. C’est dans la logique de son parcours initié jusque-là qu’elle a tout naturellement choisi de se porter vers un sujet à la fois documentaire et personnel, comme un retour aux sources qui fondent le soi. Née à Villepinte (93) d’une famille d’origine guadeloupéenne, elle explore depuis l’hexagone son lien avec les Caraïbes, notamment à travers l’héritage qui lui est conté par un album de famille confectionné par sa propre mère.
Héritage maternel
« Ce qui a marqué le point de départ de cette série, c’est le moment où ma mère m’a confié un album de famille qu’elle avait confectionné elle-même, qui retrace quatre décennies de sa vie depuis son enfance en Guadeloupe jusqu’à son arrivée en France [hexagonale]. Le récit se poursuit jusqu’au début des années 2000, à la fin de l’utilisation de l’argentique vernaculaire », détaille-t-elle. En parallèle, elle découvre le texte d’Alice Walker, À la recherche du jardin de nos mères (1983), qui célèbre les pratiques de résistance des femmes noires américaines face à une société blanche, esclavagiste et patriarcale, à travers des gestes du quotidien, comme le jardinage ou la couture. Elle y trouve une forte résonance. Inspirée par cet héritage, Émeline Amétis imagine alors une courtepointe faite d’images cyanotypées et tisse un parallèle entre les archives personnelles, les gestes domestiques et la mémoire collective. Elle donne ainsi du volume à ses images pour leur offrir une matérialité palpable, capable de combler les manques engendrés par la distance et le silence qui accablent les diasporas issues de ces régions. Et pour affirmer, de la même manière, la place centrale des femmes dans la transmission des histoires familiales et interroger la façon dont des récits relégués la plupart du temps au silence par l’exil ou l’effacement de la mémoire coloniale peuvent être réactivés, et partagés.
Mémoire du corps, corps mémoriel
Sa grande maîtrise technique, alliée à un goût pour les procédés alternatifs et pour l’installation, lui permet de penser la photographie autrement. Courtepointe, vidéo analogique, impressions sur carreaux de céramique, anthotype – tirage végétal –, elle multiplie les supports qui deviennent des prolongements sensoriels de ses idées. Ces techniques rares offrent une densité nouvelle aux images, qu’elles soient issues d’archives ou nouvellement capturées. L’anthotype d’un masque funéraire Yao, originaire du Cameroun, en est un exemple fort : fragile, voué à disparaître, il fait écho à la précarité de certaines mémoires et à leur nécessaire préservation.
Il est ici impossible de ne pas s’arrêter sur l’une des images les plus puissantes de la série : un jeune homme de la diaspora, tatoué dans le dos des contours des îles caribéennes, des champs de canne et de la date du Décret de 1848, qui marque la seconde abolition de l’esclavage en France. Assis face à la mer, il incarne la mémoire vive d’une histoire qui s’inscrit non seulement dans les paysages, mais aussi dans les corps. « Ce geste de se faire tatouer toute cette histoire sur le dos est très fort, s’émeut Émeline Amétis. C’est un jeune homme issu de la diaspora, comme moi, qui a décidé de s’installer en Guadeloupe. Ce tatouage signifie d’une certaine manière que cette mémoire collective ne marque pas seulement le territoire mais aussi le corps des personnes de la diaspora ou qui habitent la Guadeloupe. »
La mer pour mémoire
Les titres de ses œuvres portent eux-mêmes une charge poétique, comme des bouts de rêve ou de mémoire ancestrale : À tes rivages la mémoire du gouffre, J’ai fermé les yeux pour le voir, Oh murmure, ta traversée est le mât de notre bateau… Ils tracent les contours d’une écriture à la fois solaire et mélancolique. La conque de lambi, photographiée et imprimée sur des carreaux de céramique, est à ce titre un symbole important. Objet funéraire et instrument de musique, soufflé par les pêcheurs au retour de la mer, il est ici une réminiscence incarnée des traditions. Le choix du carreau de céramique, lui, renvoie à un rite des cimetières antillais, où les tombes sont recouvertes de ces carreaux blancs ou colorés – en Guadeloupe, le célèbre cimetière de Morne-à-l’Eau en offre un exemple remarquable. Un hommage splendide à la mémoire collective.
Par la vidéo, elle pousse encore plus loin l’exploration de ces transmissions silencieuses et de ces mémoires qui se dérobent. Les vagues de l’Atlantique, capturées en analogique puis altérées par glitch jusqu’à devenir abstraites, racontent la métamorphose de la mémoire elle-même. « Comment la mémoire se transforme dans notre psyché », précise-t-elle. Un flux incessant de disparition et de réapparition, de sédimentation et d’effacement. Avec cette série, la photographe rend visibles gestes quotidiens, gestes de transmission, gestes de mémoire. Des gestes nobles et nécessaires, capables de maintenir vivants des récits que l’histoire officielle tente toujours encore d’effacer.