La première édition du 7 à 9 de Chanel a réuni, au Jeu de Paume, l’emblématique photographe et cinéaste Sarah Moon, l’étudiante en art Chloé Wasp et Quentin Bajac, directeur de l’institution. Alternant projections et dialogues, cette rencontre a exploré l’imaginaire féminin, le lien entre photographie et cinéma, et la création comme espace de doute et de hasard. Un moment rare et précieux.
Le 5 décembre dernier, le Jeu de Paume à Paris s’est transformé en un écrin d’émotions pour accueillir la première édition du 7 à 9 de Chanel, un évènement bimestriel et gratuit qui permet à un·e artiste renommé·e de dialoguer avec un·e étudiant·e sur son rapport à l’image et à la beauté. À l’occasion de ce nouveau rendez-vous, la maison Chanel et le Jeu de Paume ont convié une immense artiste qui a marqué l’histoire du 8e art, la talentueuse Sarah Moon, ainsi que Chloé Wasp, jeune étudiante au Fresnoy – Studio national des arts contemporains dont le travail explore la dualité entre le visible et l’invisible. Avec tout le savoir et la finesse qui le caractérisent, Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, a orchestré cette conversation ponctuée de projections de trois films signés Sarah Moon. « Cette soirée a été conçue comme un aller-retour entre les images et les mots. Entre la projection de ses courts films, nous dialoguerons afin de pouvoir évoquer diverses thématiques comme la mode, le noir et blanc, la couleur, l’imaginaire, la beauté… », précise-t-il. À la fois inspirante et touchante, cette soirée a laissé place à un dialogue poétique et introspectif entre les mots, les images fixes et animées.
Les bancs disposés pour l’occasion dans le hall d’entrée du musée parisien sont tous occupés. Dès le début, Quentin Bajac souligne le caractère exceptionnel de cette soirée en s’adressant directement à Sarah Moon : « Ta parole en public est rare. » Et ce n’est pas Chloé Wasp qui dira le contraire. Pour l’étudiante, cette opportunité ne risque pas de se représenter de sitôt. C’est avec beaucoup d’admiration, de joie et de sororité qu’elle présente Sarah Moon comme « une artiste qui a une place très importante dans l’histoire de la photo en France et aussi dans [son] histoire personnelle parce que trop peu de femmes ont obtenu une reconnaissance dans le milieu de la photographie française ». De sa carrière comme mannequin à son passage derrière l’objectif en autodidacte en passant par ses collaborations avec Cacharel, Issey Miyake, Chanel, ou encore Vogue, la jeune artiste du Fresnoy dresse un portrait sensible et représentatif de cette grande photographe. « On peut reconnaître ses photos de mode au premier regard, elle joue des flous, des ombres et des mystères. Rien n’est donné, il n’y a ni certitude ni autorité, tout est suggéré et ce qui est absent compte. […] Ce qui me frappe dans son parcours, c’est qu’elle n’a jamais cessé de chercher, de douter, d’explorer, en tentant de préserver son instinct et le plaisir du geste photographique », confie Chloé Wasp.
L’imaginaire féminin à travers l’objectif
La soirée s’est poursuivie par la projection de Contacts, un court-métrage réalisé en 1994 dans lequel Sarah Moon se penche sur ses séries de photographies de mode. Ce film est une confession sur sa pratique en images et en mots. Elle y déclare, avec une voix envoutante : « Depuis vingt ans, je fais presque toujours la même photo, une photo de mode. Une robe, une femme, ou plutôt une femme, une robe. […] Je photographie le privilège, la chimère, l’évanescence, l’improbable ou la beauté. J’y cherche l’émotion et la quête en est d’autant plus désespérante. Souvent, j’envie ceux qui savent photographier la vie, moi, je la fuis. »
Lors de la discussion qui a suivi, Quentin Bajac remarque que, dans ce film, Sarah Moon ne parle jamais ou très peu de technique, contrairement à ses pairs de la photographie, souvent masculins. Ce qui lui importe, c’est cette quête de l’accident et de l’imprévisible pour révéler la beauté. Cette incertitude, loin d’être une faiblesse, est au cœur de son processus créatif. « La lumière, c’est la beauté. Elle est suggestive et elle existe dans le regard. Que ce soit à la lumière du jour ou celle de l’ombre. Comme a dit Franz Kafka, “le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles qui s’emparent du regard. Elles inondent la conscience” », déclare celle pour qui la mode est un artisanat. Puis, après une question de Chloé Wasp quant à sa place de femme dans un univers longtemps dominé par des hommes, Sarah Moon explique que la complicité unique qu’elle a tissée avec les modèles lui a permis de créer une nouvelle façon de travailler. Pour l’ancienne mannequin, les femmes qu’elle photographiait avaient le premier rôle.
Entre photographie et cinéma : une narration en clair-obscur
La deuxième projection, Le Petit Chaperon noir, a transporté le public dans un univers de conte revisité, où le temps semble suspendu. Dernier court-métrage d’une série de cinq contes réalisés pour le musée japonais Kahitsukan, ce film, inspiré par une lecture de Bruno Bettelheim, explore les symboles psychologiques et universels. Sarah Moon explique son passage de la photographie au cinéma par une envie de raconter différemment : « Toute ma jeunesse, je vivais à la cinémathèque, je voyais beaucoup de films, j’aurais adoré faire du cinéma, mais j’étais très contente avec la photo. Le cinéma permet de développer une histoire, avec un début et une fin, mais dans mes films, ce sont plutôt des lanternes magiques, une succession d’images. » Cette métaphore illustre parfaitement son style intemporel, où chaque plan semble issu d’un rêve ou d’une mémoire floue.
Chloé Wasp, qui partage cette fascination pour les correspondances entre imaginaire et réel, note le rapport au temps relativement flottant de Sarah Moon. Leur dialogue révèle une transmission entre générations : l’idée que la création est un voyage incertain, guidé par l’instinct et la poésie. Une traction qui évoque le cinéma français des années 1930 ou 1940, un plan sur l’œil qui n’est pas sans rappeler Dziga Vertov, des références à Pabst et Murnau. Pour Quentin Bajac, le travail cinématographique de l’artiste s’inspire largement du cinéma muet et des premières techniques cinématographiques. Il souligne également l’aspect artisanal de son procédé de création marqué par des équipes réduites et une improvisation constante. À ce sujet, Sarah Moon répond : « L’imprévu est au cœur de mon travail. Je crois faire une chose et cela m’échappe constamment. » Son œuvre trouve un écho particulier au Japon, pays pour lequel elle exprime une grande affinité.« Dans une deuxième vie, c’est là-bas où j’aimerais vivre. J’ai eu une vraie rencontre avec les Japonais·es, car iels voyaient dans mes photos des haïkus. L’idée que la photo pouvait être comme un haïku est évocatrice de quelque chose », confie l’adoratrice du cinéma asiatique.
Enfin, la soirée s’est conclue par la touchante projection de Hors Saison, une œuvre inédite et introspective réalisée en 2024. Ce court-métrage, composé de fragments de souvenirs et d’images non achevées, est décrit par Sarah Moon comme une nécessité : « C’était important de le faire. Ce sont des morceaux de mon passé et de mon présent. » Quentin Bajac y voit un contraste saisissant avec ses travaux précédents : « Les mots deviennent inutiles, laissant place à de longs silences où les images s’imposent. » Ce film, probablement le plus personnel de Sarah Moon, invite le public à s’abandonner au langage des images, à ressentir plus qu’à comprendre. Il témoigne d’un passage : celui d’une artiste accomplie qui, au crépuscule de sa carrière, réunit ses souvenirs dans une mosaïque éphémère.