Dans son roman graphique intitulé Dans le palais des miroirs, Liv Strömquist questionne l’importance de la beauté féminine. Avec Kylie Jenner, Marilyn Monroe, Simon Weil ou encore Susan Sontag, la bédéiste suédoise tente de comprendre comment nos sociétés ont basculé dans le culte de l’image. Une bande dessinée documentée, et tranchante publiée en 2021 et dont les réflexions demeurent d’actualité.
Des photos ! Des photos, des photos, des photos. Nous vivons dans un « empire des images ». L’expression de la philosophe américaine Susan Bordo est plus que jamais d’actualité. C’est par une avalanche quotidienne de clichés que nous communiquons, nouons des liens, flirtons, figeons le temps… Il n’a jamais été aussi facile de suivre les faits et gestes de parfaits inconnus grâce aux réseaux sociaux et aux images et vidéos qui y sont postées. Le médium fait partie intégrante de nos vies. Que devons-nous révéler au monde ? Comment et pourquoi soigner notre apparence ? Et qu’est-ce qu’une belle photo d’ailleurs ? Ce que nous choisissons de montrer ou non est devenu un élément central dans nos sociétés de consommation, où règne encore et toujours le culte de la beauté. Et dans cette dictature des images, le devoir de plaire est féminin. Dans son album intitulé Dans le palais des miroirs, l’autrice suédoise de bande dessinée Liv Strömquist questionne l’idéal contemporain de beauté féminine en cinq temps : Jeune fille au miroir, Les yeux ternes de Léa, Traces fantomatiques, La maman de Blanche-Neige, le tableau tyrannique. On y rencontre des femmes célébrées, fantasmées, terrorisées, et oubliées.
L’homme désire toujours selon le désir de l’autre
Au fil des pages, des figures fictives ou réelles croisent le chemin de sociologues et philosophes s’emparant de ce sujet complexe et atemporel. Avec l’influenceuse Kylie Jenner, on s’engouffre dans la théorie du désir mimétique élaborée par le philosophe René Girard. « Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, l’homme désire toujours selon le désir de l’autre. (…) Quand il est partagé, le désir tend à renforcer la valeur accordée à l’objet désiré », explique le penseur dans son ouvrage Mensonge romantique et vérité romantique. Quant au mythe biblique de Jacob, Rachel et Léa, il est un joli prétexte pour interroger la relation entre l’apparence et les chances de trouver l’amour, d’être en couple, et de se marier. « Le mariage a d’abord une fonction économique chez les classes moyennes et populaires, alors qu’il acquiert une fonction politique chez les classes supérieures », explique Stéphanie Coontz dans son essai Marriage, a History. Avec la belle-mère de Blanche-Neige, Liv Strömquist aborde la notion de vieillesse dans un monde où – tant d’études l’ont prouvé – les femmes, plus que les hommes, sont jugées sur leur image, et où les gens au physique agréable s’en sortent mieux que les autres, sur le plan professionnel notamment.
Photographier, c’est s’approprier l’objet photographié
Et c’est avec Susan Sontag, et la référence à son ouvrage Sur la Photographie, Marilyn Monroe et la séance shooting de Bert Stern (en 1962, sur trois jours, le photographe prend pas moins de 2700 photos de la star), que l’autrice suédoise étudie l’impact du 8e art sur les individus. « Photographier, c’est s’approprier l’objet photographié, c’est entretenir avec le monde un certain rapport qui s’éprouve comme rapport de savoir et donc de pouvoir, les photos ne se contentent pas d’enregistrer la réalité, elles l’évaluent, déclarait l’essayiste et militante américaine. L’appareil photo a fini par produire une valorisation extraordinaire des apparences… Des apparences telles qu’il les fixe. Et ce qui importe donc n’est pas tellement à quoi l’on ressemble, mais à quoi l’on ressemble sur une photo. » Incontestablement, avec l’invention de l’appareil photo (années 1830) est apparu le diktat de la beauté féminine. Susan Sontag et Liv Strömquist partagent l’idée selon laquelle pour se libérer du regard masculin, il faut non seulement avoir conscience de sa valeur et de sa beauté, mais il faut aussi l’attester, pour in fine s’approprier le regard des autres.
Une voix mélodieuse, un air attentif durant une discussion, une démarche gracieuse ou encore un rire communicatif… Tant de caractéristiques demeurent invisibles sur une photo – et le 8e art détourne le regard, évidemment, de la beauté intérieure. Avec beaucoup d’humour et d’ironie, la bédéiste parcourt des années de luttes et réflexions. Et toutes ses propositions sont vivement argumentées. Dans le palais des miroirs se présente comme un formidable outil de militantisme doux où chacun·e pourra choisir ses combats et intérêts : l’esthétique du lisse, la différenciation entre le beau et le sublime ou encore la relation de voyeurisme avec nous-mêmes. Il serait trop facile (et beau) de penser qu’il suffit de se reconnecter à son moi-intérieur pour se libérer de ses injonctions – l’authenticité devenant un produit de consommation. Mais Liv Strömquist rappelle tout de même quelques essentiels : la beauté n’a rien à voir avec l’argent et fonctionne tout autrement. Plus précisément, « la beauté n’est pas une chose disponible, la beauté n’a pas de finalité, la beauté ne se laisse ni posséder ni épargner ».
Dans le palais des miroirs, Éditions Rackham, 22€, 168p.
© Dans le palais des miroirs / Liv Strömquist