Evan Hume : Trafiquer l’invisible pour mieux le voir

22 septembre 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand
Evan Hume : Trafiquer l'invisible pour mieux le voir
© Evan Hume
© Evan Hume

Dans Viewing Distance, Evan Hume compile et transforme des documents déclassifiés provenant des archives du gouvernement des États-Unis afin de prouver que l’évolution technique et opérationnelle du 8e art au 20e siècle et 21e siècle est indissociable des conflits géopolitiques. Manipulation de scans, collages, recours à des logiciels… L’artiste américain expérimente jusqu’à atteindre un juste équilibre, entre la critique et l’esthétisme.

Fisheye : Qui es-tu et comment décrirais-tu ton rapport à la photographie ?

Evan Hume : Attiré par les médias visuels dès mon plus jeune âge (bandes dessinées, peintures, photographies, télévision, films, etc.), j’ai commencé à travailler avec la photographie au lycée, en apprenant à tirer et à développer des tirages noir et blanc dans la chambre noire. Aujourd’hui, je suis un artiste installé à Ames, dans l’Iowa. Je suis également professeur de photographie à l’Université d’État de l’Iowa.

Je m’intéresse au caractère abstrait du 8e art. Si la photo est une reproduction du monde tel qu’il apparaît à nos yeux, elle est aussi une traduction possible d’un espace tridimensionnel en une image bidimensionnelle. Le ou la photographe peut utiliser son boîtier pour déformer ce qui est capturé. Et une photographie peut dissimuler autant qu’elle peut révéler ; elle possède à la fois une spécificité et une ambiguïté. Plusieurs photographies sources que j’utilise dans mon travail sont constituées de cette dimension abstraite : soit elles ont été altérées par la reproduction, soit elles contiennent des éléments informatifs et mystérieux, résistant à une interprétation singulière. Ces dernières années, mes recherches et mon travail artistique se sont concentrés sur des photographies provenant d’archives du gouvernement américain. J’étudie l’histoire du médium et la manière dont il a influencé nos conceptions du passé depuis son invention.

La photographie au service de l’impérialisme américain… Voilà un vaste sujet, complexe qui plus est. Comment t’est venue l’idée de travailler sur un tel thème ? Comment est né ce livre, Viewing Distance ?

J’ai commencé à travailler avec des documents provenant des archives du gouvernement américain en faisant des recherches sur la photographie d’OVNI pendant mes études supérieures. Je m’intéressais à ce sujet depuis de nombreuses années – j’ai même assisté à une conférence alors que je vivais à Washington ! J’ai rencontré un homme qui prétendait photographier des OVNIs au-dessus de Capitol Hill (quartier de Washington, siège du gouvernement américain, ndlr) la nuit. Les images étaient bruyantes et incompréhensibles. Je savais que le gouvernement avait mené des enquêtes sur certains témoignages sur le phénomène OVNI depuis les années 1940 jusqu’à la fin des années 1960 dans le cadre de la commission Blue Book mise en place par US Air Force. J’ai donc souhaité voir s’il existait des traces de ces dossiers et il s’est avéré qu’elles étaient disponibles aux Archives nationales.

Evan Hume

J’ai constaté que de nombreuses photographies étaient abstraites, en noir et blanc, contrastées, et offrant un minimum de détails. Elles ressemblaient davantage à des peintures ou à des collages modernistes photocopiés qu’à des preuves photographiques. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler avec des images d’archives qui fonctionnaient comme des fragments historiques indéterminés. À partir de là, j’ai commencé à réfléchir plus largement à la manière dont le 8e art a été utilisée par les militaires et les agences de renseignement, aux développements techniques et opérationnels de la photographie après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les États-Unis sont devenus la superpuissance occidentale. J’ai compris le rôle important joué par le médium dans la dynamique de la guerre froide, et la manière dont elle continue d’opérer dans le contexte de conflits géopolitiques.

En 2018, j’ai commencé à trier les nombreux dossiers récupérés – il ‘agissait principalement de documents provenant de l’armée de l’air, de la Central Intelligence Agency, du Federal Bureau of Investigation, du National Reconnaissance Office et des National Archives. Si j’ai pu glaner des informations quant au rôle de la photographie dans les opérations de renseignement des États-Unis, certains aspects restaient secrets ou sous-explorés. J’en suis venu à considérer le début de la guerre froide comme le point d’origine de nombreuses questions contemporaines concernant l’utilisation de la photographie à des visées de surveillance et de collecte de renseignements. Et en réalisant ce sujet, mon objectif était de reconstituer une histoire fragmentée à travers des images déclassifiées, incarnant une tension entre l’informatif et l’énigmatique.

D’où vient ta fascination pour le ciel et les objets volants, qu’ils soient identifiés ou non ?

Alors que je travaillais sur des images de jets supersoniques pour Viewing Distance, je me suis souvenu d’une période qui a eu un impact sur mes explorations artistiques. Ma famille avait quitté le nord de l’État de New York pour s’installer dans la région de Washington, DC, peu de temps avant les attentats du 11 septembre 2001 – j’avais alors 14 ans. Je me souviens du bruit des avions de chasse qui passaient au-dessus de ma tête après l’attaque du Pentagone, de jour comme de nuit. Soudainement, ces choses me semblaient plus proches, et je suis devenu plus conscient et intrigué par la politique et les conflits mondiaux…

« Project Oxcart (A-12) » © Evan Hume
 » Project Oxcart (Pilot)© Evan Hume

Après la collecte, il y a eu le temps de l’expérimentation et de la transformation… Peux-tu nous parler de ton processus de création et de ton recours aux logiciels ?

J’utilise différents procédés pour modifier les photographies présentes dans l’ouvrage. Pour Viewing Distance, je voulais que l’œuvre soit « animée », même s’il s’agit d’images fixes. En sélectionnant des photographies issues de ma collecte, j’ai réfléchi à la manière dont les images circulent dans les archives et sont ensuite diffusées auprès du public, changeant visuellement au fur et à mesure qu’elles sont reproduites – photocopiées, scannées, compressées, etc. Je voulais montrer un flux d’images, passant d’un contexte à l’autre, se prêtant à de nouvelles associations et interprétations.

L’une des premières pièces que j’ai réalisées pour Viewing Distance s’intitule « Project Oxcart (Pilot) ». Au centre de la composition se trouve l’image d’un pilote que j’ai trouvée dans les dossiers de la CIA relatifs à l’Oxcart A-12, un avion supersonique expérimental de photoreconnaissance mis au point au début des années 1960. À l’origine, j’avais prévu de ne faire qu’un tirage argentique de cette photographie de pilote à partir d’un négatif numérique, mais lorsque je l’ai vue dans le bac de développement rouge posé sur une table couverte de taches de cyanotype, il m’a semblé qu’elle devait être l’image finale. Cette création permet de visualiser les états physiques et numériques simultanés dans lesquels les images d’archives peuvent exister. La présence du rouge, du blanc et du bleu dans l’image finale n’était pas intentionnelle, mais elle est logique étant donné le sous-texte nationaliste du matériel d’origine.

Une autre expérience précoce a consisté à modifier une photographie de l’avion Oxcart A-12. La photocopie que j’ai obtenue des fichiers de la CIA est une image en noir et blanc très contrastée de l’avion qui semble planer au-dessus d’une chaîne de montagnes. J’ai décalé la photocopie pendant que je la scannais pour introduire de la couleur dans l’image, mais aussi pour donner une impression d’énergie et de mouvement.

« Project Oxcart (SR-71) » © Evan Hume

Et peux-tu revenir sur le traitement des photographies d’avions supersoniques à l’aide d’un logiciel d’édition audio ?

Il s’agit là d’un autre moyen de créer un sentiment de mouvement dans des images fixes tout en visualisant l’énergie du son. J’ai été fasciné par le fait que les progrès de la photographie et des vols supersoniques ont fusionné sous la forme d’avions de reconnaissance tels que l’A-12 et le SR-71. J’importe des images d’avions supersoniques dans Audacity et Adobe Audition. Ce processus transforme visuellement les photographies de sujets liés au son en utilisant des programmes destinés à la manipulation du son. Par exemple, en appliquant un effet d’écho à un fichier image, des éléments visuels sont répétés dans l’image photographique, la couleur et la composition sont modifiées, et on a une illustration de la vibration auditive.

Dans ce projet, tu questionnes les erreurs et les secrets. Qu’as-tu appris que tu ne savais pas déjà ?

Au début de mes recherches, j’ai récupéré un document très utile intitulé The CIA and Overhead Reconnaissance (La CIA et la reconnaissance aérienne), rédigé à l’origine pour la CIA en 1992 et déclassifié des années plus tard. Il donne un aperçu détaillé du développement et des opérations des avions de photoreconnaissance entre 1954 et 1974 et des progrès réalisés en matière de technologies avancées. Le désir d’une photoreconnaissance indétectable par l’URSS a donné lieu à des développements majeurs en matière de systèmes de caméras, de résolution d’images et d’avions à haute altitude et à grande vitesse. Bien qu’un grand nombre de documents soient expurgés, j’ai également appris sur le développement des programmes de satellites en recherchant des documents du National Reconnaissance Office. Enfin, j’ai mieux compris l’importance de la photographie pour le maintien de la puissance des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. 

« Les systèmes sont difficiles à photographier », écrit Rebecca Solnit, « mais les conséquences ne le sont pas », que penses-tu de cette citation utilisée par Lily Brewer dans son essai, situé à la fin de ton ouvrage ?

Les systèmes de pouvoir sont souvent obscurs et presque invisibles, alors que les produits de ces systèmes – comme la guerre – sont beaucoup plus apparents. J’utilise des images modifiées et des documents expurgés pour représenter ce qui n’est pas connu ou vu par un large public.

© Evan Hume

Tu critiques, entre autres, le secret et le non-partage, et proposes des images parfois illisibles et incompréhensibles… Pourquoi ?

En matière de renseignement et de problématiques militaires, je comprends la justification du secret. D’un point de vue réaliste, aucun pays ne souhaiterait partager de tels secrets, car ils tomberaient entre les mains d’un adversaire. Cependant, je continue à penser qu’il est étrange que tant d’informations existent tout en sachant que le public ne les connaîtra jamais – pour la simple et bonne raison qu’il n’est pas autorisé à les connaître. J’utilise des images illisibles et incompréhensibles dans mon travail pour représenter l’image fragmentée et incomplète de l’histoire. C’est la réalité dans laquelle nous vivons.

Collection d’archives / réflexion historique, images trafiquées, collages… Peut-on classer ton livre dans la catégorie d’objets non identifiés ?

Il est en effet difficile de catégoriser Viewing Distance. Il traite de l’histoire militaire, mais ce n’est pas un livre d’histoire militaire. C’est un ouvrage de photographie, mais j’utilise finalement que rarement l’appareil photo. Il y a des images qui cachent plus qu’elles ne révèlent et qui, pour paraphraser William John Thomas Mitchell, nous donnent envie de voir ce qu’elles ne peuvent pas montrer.

© Evan Hume
© Evan Hume

Pourquoi avoir choisi de barrer le titre et ton nom sur la couverture ?

C’est Ursula Damm, la directrice artistique ce projet éditorial, qui a suggéré cette idée lorsque nous avons examiné les possibilités de couverture du livre. Dans les documents déclassifiés que j’ai rassemblés, il était très fréquent de voir des mots barrés, comme « secret » ou « confidentiel », et mon choix de couverture y fait donc clairement référence. La couverture du livre s’inspire du guide de style de la Defense Intelligence Agency.

Ce projet oscille entre expérimentation esthétique et critique, comment trouver le juste équilibre ?

Pour moi, l’esthétique est une invitation au questionnement, pouvant mener à la critique. La présence de l’écrit, de références visuelles, ou encore d’éléments relatifs à la fabrication (par exemple, des étapes de développement, des outils Photoshop, des marques de scanner, des ombres artificielles) sont des moyens d’y parvenir. J’aime la façon dont Lily Brewer décrit un aspect de mon travail, elle dit que je tente de « stopper momentanément le flux » des photographies déclassifiées et de mettre en évidence leur nature indéterminée et fragmentaire par le biais d’interventions numériques. Je veux présenter les photos comme des images ayant des origines idéologiques plutôt que comme des documents historiques neutres et transparents. Fournir un contexte à mes écrits est un élément important pour combler la distance entre la critique et l’esthétique.

Selon toi, quel rôle jouera la photographie dans la course au pouvoir dans trente ou cinquante ans ?

Depuis les années 1980, l’industrie spatiale privée et les opérations satellitaires se sont développées. Je pense que nous continuerons à assister à une production concurrentielle de procédés et outils visant à collecter rapidement des images satellites haute résolution en temps réel et l’intelligence artificielle sera de plus en plus utilisée pour traiter les données. Cette évolution pourrait être positive pour la surveillance de phénomènes tels que les catastrophes naturelles. Toutefois, elle sera également utilisée pour des opérations de surveillance renforcées et les données collectées seront la propriété d’entreprises privées. Par ailleurs, je pense que dans trente à cinquante ans, nous découvrirons des technologies qui existent déjà aujourd’hui, mais qui sont actuellement classifiées et donc inconnues du public.

« Viewing Distance » © Evan Hume

Une image que tu aimerais commenter pour finir ?

L’image intitulée Viewing Distance, qui porte le même nom que le livre, est un collage numérique combinant trois photographies.

Deux d’entre elles représentent le président Harry S. Truman assistant à un spectacle aérien militaire. L’autre photographie représente l’avion-espion U-2. Truman, président à la fin de la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui ont suivi, a joué un rôle déterminant dans la définition de la politique et de l’attitude agressives des États-Unis pendant la guerre froide. L’U-2 qui lui est superposé fait allusion aux développements technologiques et aux opérations clandestines de l’État de sécurité nationale américain en pleine expansion dans les années qui suivirent. Dans le livre, une page d’un document du National Reconnaissance Office, en grande partie expurgé, donne à voir les mots « Fighting in the war against terrorism » (« Combattre le terrorisme », ndlr), placée avant le collage « Viewing Distance ». Le document et le collage créent une superposition de temps, reliant les conflits du 20e et du 21e siècle. La photographie et l’intelligence de l’image continuent de jouer un rôle essentiel dans le maintien de la domination mondiale des États-Unis.

Daylight Book
96 pages
45 $
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