«Eye to Eye : Portraits of Lesbians» de JEB, la photographie inclusive

«Eye to Eye : Portraits of Lesbians» de JEB, la photographie inclusive

42 ans après sa sortie initiale, la monographie Eye to Eye : Portraits of Lesbians de la photographe JEB revient sous un jour nouveau chez Anthology Editions. L’ouvrage est le résultat d’un combat offrant enfin aux lesbiennes la visibilité qu’elles méritent.

Si certaines luttes écrivent l’histoire, chacune d’entre elles possède son récit. Il en va de même pour l’expérience humaine. Lorsqu’en 1979, Joan E. Biren (JEB) publie à compte d’auteur Eye to Eye : Portraits of Lesbians, elle ne pensait peut-être pas l’importance que cette anthologie allait recouvrir pour nombre de personnes jusque-là rendues presque invisibles. Et ce sont les discriminations et caricatures dont les lesbiennes font l’objet qui incitent la photographe a répondre en images. Pendant huit ans, elle va ainsi construire une œuvre à la fois intimiste et puissante.

Cet ouvrage est avant tout l’expression d’une nécessité commune. « J’ai fait ce livre parce que nous en avions besoin, explique JEB. Il n’y avait rien de comparable à cause de la longue histoire de l’oppression envers les LGBTQ (Lesbienne, Gay, Bi, Trans et Queer, NDLR) et de l’exclusion des lesbiennes dans la représentation médiatique. » Face aux réticences des éditeurs, la photographe va se tourner vers sa communauté pour produire le livre. S’en suit un élan de solidarité. Cette fraternité se ressent également dans ses images dont une douceur évidente se dégage.

© JEB (Joan. E. Biren) from her book ‘Eye to Eye: Portraits of Lesbians” published by Anthology Editions

Une renaissance

« Nous marchons dans la ville, nous croisons des regards, et ceci définit notre présence humaine » chantait Michel Houellebecq en 2000. C’est sans doute vrai. Comme le suggère le titre de cette monographie, on se reconnait souvent dans les yeux de l’autre. C’est peut-être la première façon dont nous existons. Ainsi, en filigrane, ces portraits sont aussi pour JEB une manière de se raconter. « Je pense que j’ai été attirée par les femmes dès mon plus jeune âge, se souvient-elle. J’ai eu des coups de foudre au collège, mais je n’ai rien concrétisé. Lorsque j’étais à l’Université d’Oxford, j’ai essayé d’être hétérosexuelle. Ce fut une expérience horrible vouée à l’échec. »

Ce n’est qu’à son retour aux États-Unis, en 1970, que la photographe va pleinement assumer son homosexualité. Pour elle, c’est une renaissance. Elle s’engage alors aux côtés des groupes de défense des droits des femmes. Mais là aussi, la discrimination sévit. « Beaucoup de féministes pensaient que le lesbianisme détournerait le regard de leur combat initial. J’ai finalement été expulsée, confie-t-elle. Mais pour moi, il était impossible que je retourne dans le placard. Au début, être lesbienne et politiquement engagée était très excluant, une grande partie de la culture lesbienne était  apolitique et se limitait aux bars. »

© JEB (Joan. E. Biren) from her book ‘Eye to Eye: Portraits of Lesbians” published by Anthology Editions

L’humanité que nous partageons

Il lui a été aussi reproché de venir d’un milieu favorisé où règne un mode de pensée patriarcal. Pour y remédier, JEB aura su déconstruire et reconstruire sa logique personnelle. La photographe américaine Lola Flash l’explique en introduction du livre : « Grâce à la photographie, elle a trouvé un moyen d’élargir ses opinions politiques et de répondre à son désir de rendre visible une communauté jusque là condamnée au secret. JEB utilise l’inclusion — « l’humanité que nous partageons », selon ses propres termes — comme fondement politique de son travail. (…) Dans ce livre glorieux se loge le road trip de JEB à travers l’Amérique. Il contient des images somptueuses de lesbiennes pauvres et riches, noires et blanches, âgées et jeunes, avec et sans handicap. »

Pour ne pas se limiter à une représentation qui serait comme l’expression de sa subjectivité, JEB a voulu donner la parole aux lesbiennes pour en extraire toute la pluralité. Associées aux portraits en noir et blanc qui composent l’ouvrage, des citations issues de différentes publications référencées ou quelques lignes que les femmes photographiées ont elles-mêmes rédigées. Par ces fragments d’images et de textes, elle tisse la toile d’un discours fédérateur sans toute fois diluer les individualités. Avec Eye to Eye : Portraits of Lesbians, elle parvient à faire émerger une façon d’être. Joan Nestlé, co-fondatrice des Lesbian Herstory Archives, l’explique ainsi : « Les photographies de JEB forment une mosaïque des forces lesbiennes, de nos efforts pour reconstruire nos mondes extérieurs et intérieurs. La force lesbienne est un mélange de douceur et de puissance, de jeu et de combat, de préoccupation personnelle et d’engagements communautaires. C’est une force nourrie par notre rejet d’un monde et le dévouement joyeux, glorieux et difficile à la création d’un autre. »

© JEB (Joan. E. Biren) from her book ‘Eye to Eye: Portraits of Lesbians” published by Anthology Editions

Une démarche universelle

La visibilité dont dispose la communauté LGBTQ aujourd’hui est bien plus favorable que dans les années 1970. Il ne faut pourtant pas que cette exposition nécessaire et légitime occulte les menaces – nombreuses et réelles – qui pèsent sur ces groupes. Dans beaucoup de pays, la communauté LGBTQ reste stigmatisée, violentée, ou tout simplement exterminée. Et ce n’est pas l’apanage de contrées lointaines que de porter atteinte à ses droits fondamentaux. En Pologne, par exemple, la question de ces droits est devenue plus que sensible suite à l’arrivée, en 2015, des populistes conservateurs du parti Droit et justice (PiS), qui font campagne contre ce qu’ils appellent « l’idéologie LGBTQ ». Dans les villes de cet État européen, des zones garanties « sans LGBTQ » se multiplient.

Cependant, JEB garde l’espoir qui l’a animée pendant toutes ces années. Si elle pense que la communauté s’est un temps perdue dans des considérations trop spécifiques et exclusives, elle croit aux combats d’une nouvelle génération qui serait dans une démarche plus universelle. « Nombre des revendications LGBTQ sont allées dans le mauvais sens. Nous nous sommes trop concentrés sur la lutte contre la discrimination en entreprise, le mariage pour tous, la législation sur les crimes de haine… (…) Mais aujourd’hui, il y a des mouvements radicaux revigorés qui comprennent que, si nous voulons tous survivre, nous avons besoin de changement à un niveau plus fondamental. Le combat pour la justice sociale doit inclure tout le monde. »

Eye to eye : Portraits of Lesbians, Anthology Editions, 21 €, 90 p.

 

© JEB (Joan. E. Biren) from her book ‘Eye to Eye: Portraits of Lesbians” published by Anthology Editions

© JEB (Joan. E. Biren) from her book ‘Eye to Eye: Portraits of Lesbians” published by Anthology Editions© JEB (Joan. E. Biren) from her book ‘Eye to Eye: Portraits of Lesbians” published by Anthology Editions

© JEB (Joan. E. Biren) from her book ‘Eye to Eye: Portraits of Lesbians” published by Anthology Editions

© JEB (Joan. E. Biren) from her book ‘Eye to Eye: Portraits of Lesbians” published by Anthology Editions

Explorez
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
© Karim Kal
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
Le photographe franco-algérien Karim Kal a remporté le prix HCB 2023 pour son projet Haute Kabylie. Son exposition Mons Ferratus sera...
20 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
On Mass Hysteria : étude d'une résistance physique contre l'oppression
CASE PIECE #1 CHALCO, (Case 1, Mexico, On Mass Hysteria), 2023, Courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris © Laia Abril
On Mass Hysteria : étude d’une résistance physique contre l’oppression
À travers l’exposition On Mass Hysteria - Une histoire de la misogynie, présentée au Bal jusqu’au 18 mai 2025, l’artiste catalane...
19 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Tisser des liens, capter des mondes : le regard de Noémie de Bellaigue
© Noémie de Bellaigue
Tisser des liens, capter des mondes : le regard de Noémie de Bellaigue
Photographe et journaliste, Noémie de Bellaigue capture des récits intimes à travers ses images, tissant des liens avec celles et ceux...
15 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Faits divers : savoir mener l’enquête
© Claude Closky, Soucoupe volante, rue Pierre Dupont (6), 1996.
Faits divers : savoir mener l’enquête
Au Mac Val, à Vitry-sur-Seine (94), l’exposition collective Faits divers – Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse...
13 février 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
© Aletheia Casey
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
À travers A Lost Place, Aletheia Casey matérialise des souvenirs traumatiques avec émotion. Résultant de cinq années de travail...
21 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Javier Ruiz au rythme de Chungking
© Javier Ruiz
Javier Ruiz au rythme de Chungking
Avec sa série Hong Kong, Javier Ruiz dresse le portrait d’une ville faite d’oxymores. Naviguant à travers le Chungking Mansions et les...
21 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
© Karim Kal
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
Le photographe franco-algérien Karim Kal a remporté le prix HCB 2023 pour son projet Haute Kabylie. Son exposition Mons Ferratus sera...
20 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Juno Calypso : palais paranoïaque
© Juno Calypso. What to Do With a Million Years ? « Subterranean Kitchen »
Juno Calypso : palais paranoïaque
Dans sa série What to Do With a Million Years ? , la photographe britannique Juno Calypso investit un abri antiatomique extravagant non...
20 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger