« Je n’ai jamais trouvé de messages plus beaux que celui de l’expression artistique pour crier sa vie. »
Techno crade, basse qui rompt les tympans, corps dénudés perdus dans l’ivresse, dans la danse. À Lviv et Odessa, Andréa Sena a photographié les Nuits Clandestines qui réunissent une jeunesse en résistance. Dans des bâtiments aux fenêtres rouges, à partir de minuit, iels laissent la musique couvrir le bruit des sirènes et des bombes, pour s’oublier dans l’intensité du moment. À coups de flash, dans un monochrome contrasté, la photographe fige ce désir de liberté, ce refus de se conformer à l’oppression. Dans la lignée de son travail sur les fêtes organisées durant le Covid, elle poursuit sa quête de l’abandon par l’art dans un pays en guerre. Rencontre.
Fisheye : Qu’est-ce qui a enclenché la réalisation de ce projet ?
Andréa Sena : Je suis partie une seconde fois en Ukraine pendant l’été 2023 pour compléter une enquête, en vue d’écrire un deuxième ouvrage journalistique imagé. Certains contacts – que j’avais connus en 2022 – m’ont parlé d’une fête légale qui avait lieu le jour de mon arrivée à Lviv. La communauté qui y participait était principalement underground et queer, mais elle se réunissait de jour ! J’ai toujours développé ma connexion à cette communauté libre au travers de mes images. Pendant cette fête, j’ai fait la connaissance d’une personne qui organisait des soirées clandestines. Après lui avoir montré mon travail anonyme sur la pandémie du Covid-19 à Paris, nous avons mis en place une collaboration avec, pour objectif, l’exposition d’un projet humanitaire en 2025.
Combien de temps as-tu passé en Ukraine ? Comment s’est déroulé ton séjour ?
J’y ai passé deux mois. Durant toute cette période, j’ai participé à des soirées clandestines à Lviv et Odessa. Mon quotidien était très différent de ma première visite en 2022 : après un an de conflit, la manière de vivre a évolué, tant le conflit s’étend dans la durée. Je retrouvais les personnes que je photographiais le soir en journée, de manière anonyme, pour mieux apprendre à les connaître. Je voulais réaliser des clichés qui ne sont pas seulement artistiques, et les comprendre m’a permis de créer un lien intime au-delà de celui que l’on voit dans les images.
Tu parles ici d’une forme de résistance par la danse, peux-tu m’en dire plus sur ta vision de l’art et la fête comme actes engagés ?
Mon travail monochrome est principalement axé sur la vie clandestine. À la suite de ce deuxième volet, beaucoup de questionnements ont émergé, autour de ma photographie et du message politique qu’elle engendre. Je me trouve finalement moi-même clandestine, dans la manière que j’ai de les montrer, consciente qu’il s’agit d’une forme de résistance inédite à laquelle aucun reporter n’a encore eu accès. Le milieu musical techno – et ses vices – donne naissance à une résistance. Elle se développe tout particulièrement quand elle fait face au risque de mort. Je n’ai jamais trouvé de messages plus beaux que celui de l’expression artistique pour crier sa vie.
Et ce message résonne tout particulièrement en Ukraine…
Oui, en Ukraine, la réponse est claire : nous ne voulons plus entendre le bruit des sirènes. Face à Poutine, crions que nous vivons ! Les hommes ne veulent plus être encore enrôlés dans l’armée, ainsi, des militaires participent à cette vie cachée, d’autres la laissent simplement s’organiser, malgré le contrôle martial et le couvre-feu. Les traumatismes se soignent par la musique assourdissante et certaines personnes se laissent aller à la consommation de drogues afin d’exorciser la douleur d’un souvenir.
« Quitte à mourir malade, ou sous une bombe, faire en sorte d’explorer sa biographie sans regret devient une allégresse que chacun revendique. »
Tu avais déjà capturé les fêtes clandestines durant le confinement. Vois-tu ces deux pans de résistance comme deux chapitres d’un même projet ?
Oui, ils font partie du même projet que ce qui a été réalisé précédemment en région parisienne. Ils sont liés dans la forme, l’image et la révolte politique qu’ils engagent. Dans les deux cas, les protagonistes réinventent leur liberté pour le bien-être psychologique de leur survie. C’est une conséquence sociale irréversible du fait de vivre en cage. Du fait de devenir fantômes de sa propre existence, dans l’abnégation d’un nouveau genre de vie réglementée par la force d’une oligarchie qui veut protéger sa légitimité en se pensant défensive d’un règne absolu. Une nouvelle forme d’opposition de l’intérieur émane alors de sa propre fragilité de domestication. Quitte à mourir malade, ou sous une bombe, faire en sorte d’explorer sa biographie sans regret devient une allégresse que chacun revendique pour refuser de devenir une cave risquant d’être engloutie par les immeubles de la capitalisation.
Pourquoi as-tu opté pour l’utilisation du flash ? Et du noir et blanc ?
Le recours au flash est important, en raison de l’obscurité qui règne dans les lieux. Il a cependant donné une signature puissante à ces photographies. Le noir et blanc, quant à lui, renforce la dimension intemporelle de ces histoires. Parce qu’elles engagent et, vu notre climat géopolitique, elles seront toujours d’actualité.
Peut-on parler de la notion « d’abandon », lorsqu’on évoque tes images ?
L’abandon se lit dans l’histoire qui y règne, mais je n’ai pas forcément choisi de mettre cela en avant. C’est davantage un abandon de la vie que l’on nous demande de vivre par sacrifice.
Quelles autres thématiques abordes-tu, à travers Nuits Clandestines ?
Je pense mettre en avant une forme de journalisme caché. D’après moi, cette forme de vie apolitique réglementée et punie va connaître une croissance exponentielle dans les années à venir. J’aborde donc la notion de jugement sur un monde parallèle.