PHotoESPAÑA 2025 : Après tout, que nous disent encore les images ?

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Écrit par Cassandre Thomas
PHotoESPAÑA 2025 : Après tout, que nous disent encore les images ?
© Joel Meyerowitz
Une voiture sur une route puis au loin une femme dessinant une croix sur la route
1985 Valparaíso Chile © Lotty Rosenfeld


Chaque été, PHotoESPAÑA transforme Madrid en capitale de la photographie. Pour sa 28e édition, le festival déploie plus d’une centaine d’expositions à travers la ville et ses environs, interrogeant l’image sous toutes ses formes et sa capacité à saisir l’époque d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Intitulée « Après tout », cette édition invite à considérer la photographie comme un outil critique : une manière de se souvenir, de rendre justice, de résister ou d’imaginer d’autres possibles. De la mémoire à l’intime, du paysage au politique, les propositions rassemblées tracent une cartographie sensible des fractures de notre temps. Un parcours riche et engagé, à découvrir jusqu’au 14 septembre 2025.

Sous le soleil éclatant de Madrid, PHotoESPAÑA explore les usages variés de la photographie, sa fonction mémorielle, politique, artistique et poétique. María Santoyo, directrice du festival depuis 2023, souligne avec justesse que « photographier est un droit qui n’est pas toujours garanti ». Citant William Eugene Smith, elle ajoute que l’image, « utilisée à bon escient, représente un grand pouvoir d’amélioration et de compréhension ; mal utilisée, elle peut allumer de nombreux incendies gênants ». C’est dans cette tension entre vérité, justice et création que s’inscrit le thème de cette nouvelle édition, « Après tout ». Un appel à confronter la mémoire historique, les conflits personnels et collectifs, les questions de genre, de race ou de territoire. « La photographie contemporaine aborde des questions fondamentales […] dans un paradigme aussi instable que celui d’aujourd’hui », précise la directrice qui veille à faire dialoguer les récits d’hier avec ceux d’aujourd’hui. 

Cette année, pour la première fois, un pays est invité : le Chili. Une série d’expositions donne à voir la richesse et la complexité de son passé. Au Círculo de Bellas Artes, l’exposition By Pass. La frontera del signo met en lumière l’œuvre pionnière de Lotty Rosenfeld, figure clé de l’art vidéo et de l’activisme sous la dictature de Pinochet. Ses interventions dans l’espace urbain – notamment le détournement de lignes routières en croix – défiaient les codes du pouvoir et ouvraient un espace symbolique de résistance collective. Dans cette série historique comme dans ses vidéos clandestines, l’artiste chilienne démontre la puissance de l’image comme acte politique. Dans un registre plus intime, mais tout aussi engagé, Julia Toro propose une archive photographique du quotidien sous surveillance durant cette période charnière du Chili. Car, même sous surveillance, la vie suit son cours, entre les rires, l’amour et la peur. Résistances féminines, mémoires coloniales, représentations minoritaires… Ces récits visuels dressent un parallèle fort avec les autres thématiques abordées dans le festival. Le lien se trace, entre archives et luttes, entre regards d’hier et créations d’aujourd’hui. PHotoESPAÑA ne se contente pas d’exposer. Il résiste, il raconte, il éclaire.

Jeune homme torse nu regardant sur le coté
Amigo de El Friki y pared rosa © Felipe Romero Beltrán
Une chambe dépasse d'un dessous de lit
© Miss Beige

Corps en scène

Dans certaines expositions de cette édition, les corps deviennent des terrains de lutte. À commencer par celui de l’énigmatique Miss Beige. Au sous-sol du somptueux musée Cerralbo, un épais rideau jaune satiné marque l’entrée dans son univers. Sur un piédestal, la performeuse espagnole se tient immobile, muette, presque hiératique, telle une sculpture vivante. Tailleur neutre de couleur beige terne, expression impassible, sac rigide en main… Ce personnage, conçu par l’artiste Ana Esmith, incarne une anti-héroïne contemporaine, farouchement opposée aux normes de la société. À travers elle, le beige devient une arme de contestation. Sur les cimaises du musée, elle expose ses premières séries photographiques, des vidéos, ainsi qu’une vitrine contenant divers objets liés à sa pratique : un gant de gorille hérité des Guerrilla Girls, un cendrier, une imprimante… Miss Beige détourne ces artefacts du quotidien pour élaborer un langage à part, où l’humour et l’absurde se transforment en stratégie critique. Assis·es à ses côtés, ou encore allongé·es au sol à sa demande, les visiteur·ses deviennent acteur·ices d’une performance imprévisible, entre intimité feinte et mise en abyme. Par le silence et la répétition, Miss Beige propose une résistance aussi douce que féroce aux injonctions de visibilité et à la tyrannie des réseaux sociaux. Comme le suggère son titre, Hay que saber estar : il faut savoir être – autrement.

De l’autre côté de la ville, au cœur du musée national d’Anthropologie, le travail d’Ayana V. Jackson nous plonge dans les relectures postcoloniales de l’histoire de l’art et des représentations du corps noir. Le titre même de l’exposition, Nosce Te Ipsum, « connais-toi toi-même », emprunté à la devise inscrite à l’entrée du musée, agit comme un miroir tendu à l’institution. Que signifie aujourd’hui se connaître à travers un héritage muséal conçu pour classifier, hiérarchiser, dominer ? En réponse, l’artiste propose une série d’œuvres inédites, fruit de recherches dans les collections du musée. Par l’autoportrait, la mise en scène et l’archive, elle déconstruit les récits de domination et explore les persistances coloniales dans notre imaginaire collectif. Le musée devient alors un espace d’interrogation, entre esthétisme et dénonciation. Ainsi, l’image devient un outil d’émancipation et de réappropriation, à rebours des récits imposés. Dans les murs d’un musée autrefois voué à l’exotisme des cultures, ses portraits résonnent comme autant de voix revenant occuper l’espace. 

Une femme porte un grand chapeau, une jupe longue et une chemise blanche. Elle a une arme entre les mains.
She was not only brave she was beautiful, 2023. © Courtesy of Ayana V. Jackson and Mariane Ibrahim
architecture d'une maison colorée
© José Guerrero, VEGAP, Madrid, 2025

L’œil comme témoin d’un paysage, d’une histoire, d’un pays

À la Fondation MAPFRE, deux expositions abordent la photographie comme une manière d’examiner le territoire. Avec Bravo, le photographe colombien Felipe Romero Beltrán, lauréat du KBr Photo Award, interroge l’identité à la frontière. Sur les rives mexicaines du Río Bravo, là où tant de personnes en quête d’asile attendent avant de traverser, il construit un essai photographique d’une grande sobriété, fait de regards, de silences, de murs et de paysages arides. « Avec mes origines colombiennes, j’ai trouvé beaucoup de résonances entre ma culture et celle de cette frontière. Je me suis demandé pourquoi, et puis j’ai découvert le flux de migrants, présent non seulement aujourd’hui, mais aussi depuis plusieurs décennies, et qui a laissé une empreinte à travers toute l’Amérique latine », explique l’artiste. Par l’image, il donne corps à l’invisible, au temps suspendu, à la vulnérabilité – mais aussi à la dignité et à l’espoir. Au premier étage de l’institution, A propósito del paisaje de José Guerrero donne à voir une relecture poétique du paysage. Chaque série présentée évoque un lieu chargé d’histoire, exploré à travers une approche où la lumière, la couleur et la matière s’entrelacent. Oscillant entre documentaire et abstraction poétique, ces œuvres dessinent une géographie intérieure du territoire, sensible aux tensions sociales autant qu’à la lumière.

Témoins d’un autre temps, mais toujours d’une actualité saisissante, Joel Meyerowitz et Marisa Flórez offrent deux visions de l’histoire en mouvement. Au centre culturel Fernán Gómez, Europa 1966-1967 présente les débuts de Joel Meyerowitz sur le vieux continent. Sa photographie, fluide et colorée, capte l’énergie du quotidien à travers une sensibilité portée aux gestes, aux lumières et aux atmosphères. Loin du pittoresque et du banal, ces images montrent un continent encore marqué par l’après-guerre, mais déjà pris dans les soubresauts de la modernité. En contrepoint, à la Sala Canal de Isabel II, Un tiempo para mirar retrace le parcours de Marisa Flórez, figure incontournable du photojournalisme espagnol. De la fin du franquisme à la transition démocratique, en passant par les luttes sociales, son regard saisit les tensions et les espoirs d’un pays en mutation. Portraits poignants, scènes de rue, gestes de protestation… Son travail compose une mémoire visuelle puissante de l’Espagne. 

À PHotoESPAÑA, chaque image semble interroger notre capacité à voir autrement, au-delà des apparences et des évidences. Hier comme aujourd’hui, la photographie reste un acte. Un acte de présence, de résistance, de mémoire. Cet été à Madrid, elle nous invite à faire un pas de côté, à réfléchir autrement. Après tout, que nous disent encore les images ? Qu’elles sont là, vivantes, vibrantes, pour nous rappeler que tout peut encore être vu autrement.

© Marisa Flórez
paysage en ruine
© José Guerrero, VEGAP, Madrid, 2025
Sofá y mesa. Casa de Rebeca © Felipe Romero Beltrán
Femme avec cheveux dressés sur la tête
© Joel Meyerowitz
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