Glauco Canalis : une allumette pour tout embraser

10 avril 2024   •  
Écrit par Milena III
Glauco Canalis : une allumette pour tout embraser
© Glauco Canalis
© Glauco Canalis

Photographe italien résidant à Londres, Glauco Canalis présente The Darker the Night, the Brighter the Stars  à l’occasion du festival Circulation(s), qui se tient au Centquatre jusqu’au 2 juin 2024. Envahie par les flammes, la série explore la culture des jeunes d’un quartier de Naples, à travers le Cippo di Sant’Antonio, fête traditionnelle du feu de joie. Un travail qui s’étend sur cinq ans, et qui plonge les spectateurices dans une spirale d’énergie et d’ultra-violence.

Dans le quartier napolitain de Torretta, une tradition, du nom de Cippo di Sant’Antonion, perdure depuis des années. Cette fête, qui célèbre historiquement la fin de l’hiver et à l’occasion de laquelle les habitant·es jouent à qui fera le bûcher le plus spectaculaire, n’est plus tout à fait celle qu’elle fut historiquement. Depuis peu, la jeunesse l’a investie d’une nouvelle signification. Ce rituel est désormais un défi dangereux, qui emprunte beaucoup au langage criminel, où des groupes d’enfants cagoulé·es, âgé·es de 6 à 16 ans, récupèrent des sapins de Noël ou autres déchets dans des poubelles, qu’iels cachent jusqu’au jour de célébration, soit le 17 janvier – dans le but final d’impressionner les bandes des quartiers rivaux. Situé entre la modernité et la tradition, il est à l’image de comportements typiques du sud de l’Italie de jeunes issu·es d’environnements de classe ouvrière. « Ce jeu dangereux reproduit les hiérarchies et les rôles du monde criminel », déclare Glauco Canalis.

© Glauco Canalis
© Glauco Canalis

Dans l’ombre des sapins qui flambent

Envoûtant tant par l’esthétique développée que par le sujet abordé, The Darker the Night, the Brighter the Stars exerce une fascination qui n’est pourtant pas le propos de son auteur. Plutôt que d’aller dans le sens des représentations traditionnelles de ces communautés, Glauco Canalis met au contraire sa familiarité avec elles au service d’une mise en lumière des dynamiques à l’œuvre au niveau collectif, qui créent le cercle vicieux et condamnent à une exclusion certaine. En ce sens, le photographe propose une compréhension intersectionnelle de ces groupes, qui vivent dans l’affirmation constante de leurs valeurs en tant que communauté plutôt qu’en tant qu’individus singuliers. Le manque d’infrastructures du gouvernement, la difficulté d’intégration sociale et le jugement constant par les classes supérieures expliquent, de toute évidence, une criminalité systémique ainsi qu’un taux de chômage élevé. 

Au fil de cette traversée du quartier de Torretta, il est remarquable de constater la grande clarté que Glauco Canalis maintient tout au long de son travail d’exploration, de même que dans son propos. D’où le ton d’hymne, à l’image de cette fête du feu de joie. S’il raconte « la campagne sauvage qui clashe avec le béton et l’asphalte », Glauco Canalis capture également certains codes d’une culture très forte de masculinité et d’hétérosexualité, qui cristallisent en elle-même des paradoxes saillants – comme ces images de jeunes hommes qui s’embrassent sur la bouche afin d’exprimer leur fraternité. Celles de sapins enflammés, quant à elles, sont à l’image de l’atmosphère générale de crudité que respire le haut lieu du crime qu’est Naples, contrastant avec l’importance de la religion.

© Glauco Canalis
© Glauco Canalis

Les flammes qui ravivaient la jeunesse

Il s’agit de rappeler que ce photographe documentaire vivant entre Milan et Londres – né en 1990 – provient lui-même de la campagne sicilienne. Son œuvre reste profondément marquée par les lieux et les paysages de son enfance, autant que par les réalités qui les animent. Au fil de la série et des vidéos qui composent ce journal visuel, on réalise que le feu est un prétexte. Au fond, Glauco Canalis désire explorer cette jeunesse en proie à elle-même, à la fougue dont elle est capable pour gagner son immortalité à travers les flammes.

Si la confiance de ces adolescent·es fut ardue à gagner, confie-t-il, leur curiosité a fini par prendre le pas sur leur méfiance. Dans une démarche sincère, née d’une connexion forte avec elleux, l’artiste a réalisé, en prolongement de sa série, un documentaire où iels expriment leurs pensées d’une manière intime et personnelle. Si d’apparence, son travail semble élever un monument à la gloire du crime, il va en réalité bien au-delà de celui-ci, puisque ce qui marque in fine se trouve bien plutôt dans l’humanité que font ressortir les nombreux portraits de The Darker the Night, the Brighter the Stars. Faire entendre les voix multiples et les rêves de cette jeunesse, créer de nouveaux récits, et mieux comprendre le contexte politique de cet environnement : voilà le cœur de cette œuvre incandescente.

À travers le portrait âpre d’une jeunesse prise dans un cercle vicieux, Glauco Canalis se rapproche, sans en être pleinement conscient, de la sienne. « Les jours sans fin à parcourir les rues, tester les gens, explorer le territoire. Souvenirs de pierre, de verre brisé, de maisons abandonnées et de chiens errants », se remémore-t-il – ainsi qu’on peut le lire dans une pièce obscure qui plonge les visiteurices dans son travail. Car c’est des souvenirs de sa propre adolescence qu’il s’agit, lui qui a grandi dans un milieu difficile, au cœur des paysages méditerranéens, baignés dans une lumière si caractéristique. Rapide et rusée, il suffit à cette jeunesse d’un regard pour bousculer, d’une allumette pour tout embraser. Le jeune homme raconte sa marginalité avec l’œil acerbe du documentariste et la finesse du poète : « Ils fêtent la jeunesse et l’immortalité, tels des diables. En brûlant vite et fort, comme le feu de joie. L’énergie de la testostérone attise le feu pour brûler encore un an, pour brûler toujours, pour graver dans les flammes les souvenirs de leur jeunesse, qui passera », écrit-il encore.

© Glauco Canalis
© Glauco Canalis
© Glauco Canalis
© Glauco Canalis
© Glauco Canalis
À lire aussi
Circulation(s) revient pour une nouvelle édition focalisée sur l'Ukraine !
© Giulia Sidoli, Working On My Tan / Courtesy of Circulation(s)
Circulation(s) revient pour une nouvelle édition focalisée sur l’Ukraine !
Du 6 avril au 2 juin 2024, le Centquatre, à Paris, accueille Circulation(s), festival de la jeune photographie européenne, pour une…
02 avril 2024   •  
Écrit par Milena III
Valeria Cherchi : la campagne italienne, et le silence des rapts
Valeria Cherchi : la campagne italienne, et le silence des rapts
Valeria Cherchi, artiste visuelle italienne, a étudié la série de kidnappings survenue dans sa région natale, la Sardaigne. Avec Some Of…
25 avril 2023   •  
Écrit par Milena III
Explorez
Les images de la semaine du 06.01.25 au 12.01.25 : perspectives pour la nouvelle année
© Luma Koklova
Les images de la semaine du 06.01.25 au 12.01.25 : perspectives pour la nouvelle année
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye parlent d’environnement, des évènements qui animeront les prochains mois et...
12 janvier 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
© Andrea Mantovani
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
L'année est à peine installée que déjà les expositions photographiques se comptent par dizaines, en France comme à l’étranger. Les...
11 janvier 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Dans tes brumes : représenter l'absence en photographie
© Katrien de Blauwer
Dans tes brumes : représenter l’absence en photographie
Dans tes brumes est la nouvelle exposition des Filles du Calvaire, à découvrir jusqu’au 22 février 2025. La galerie parisienne invite la...
10 janvier 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Byron Smith : couvrir le crime à New York
© Byron Smith. Barbara Joseph, 46 ans, dont le fils Jamal Joseph, 18 ans, a été poignardé, pleure sa mort au domicile de son autre fils Kennedy Joseph jeudi 11 juin 2015 à Brooklyn.
Byron Smith : couvrir le crime à New York
Byron Smith, photographe américain installé à Athènes qui a récemment sorti un livre sur la guerre en Ukraine (Testament ‘22, éditions...
09 janvier 2025   •  
Écrit par Gwénaëlle Fliti
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Entre ombre et lumière, Sarah Moon illumine le 7 à 9 de Chanel
© Sarah Moon
Entre ombre et lumière, Sarah Moon illumine le 7 à 9 de Chanel
La première édition du 7 à 9 de Chanel a réuni, au Jeu de Paume, l’emblématique photographe et cinéaste Sarah Moon, l’étudiante en art...
Il y a 11 heures   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Les coups de cœur #527 : Éloi Ficat et Vincent Binant
© Éloi Ficat
Les coups de cœur #527 : Éloi Ficat et Vincent Binant
Éloi Ficat et Vincent Binant, nos coups de cœur de la semaine, nous emmènent dans leur promenade lyrique à travers les paysages perdus et...
13 janvier 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Les images de la semaine du 06.01.25 au 12.01.25 : perspectives pour la nouvelle année
© Luma Koklova
Les images de la semaine du 06.01.25 au 12.01.25 : perspectives pour la nouvelle année
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye parlent d’environnement, des évènements qui animeront les prochains mois et...
12 janvier 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
© Andrea Mantovani
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
L'année est à peine installée que déjà les expositions photographiques se comptent par dizaines, en France comme à l’étranger. Les...
11 janvier 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine