Photographe italien résidant à Londres, Glauco Canalis présente The Darker the Night, the Brighter the Stars à l’occasion du festival Circulation(s), qui se tient au Centquatre jusqu’au 2 juin 2024. Envahie par les flammes, la série explore la culture des jeunes d’un quartier de Naples, à travers le Cippo di Sant’Antonio, fête traditionnelle du feu de joie. Un travail qui s’étend sur cinq ans, et qui plonge les spectateurices dans une spirale d’énergie et d’ultra-violence.
Dans le quartier napolitain de Torretta, une tradition, du nom de Cippo di Sant’Antonion, perdure depuis des années. Cette fête, qui célèbre historiquement la fin de l’hiver et à l’occasion de laquelle les habitant·es jouent à qui fera le bûcher le plus spectaculaire, n’est plus tout à fait celle qu’elle fut historiquement. Depuis peu, la jeunesse l’a investie d’une nouvelle signification. Ce rituel est désormais un défi dangereux, qui emprunte beaucoup au langage criminel, où des groupes d’enfants cagoulé·es, âgé·es de 6 à 16 ans, récupèrent des sapins de Noël ou autres déchets dans des poubelles, qu’iels cachent jusqu’au jour de célébration, soit le 17 janvier – dans le but final d’impressionner les bandes des quartiers rivaux. Situé entre la modernité et la tradition, il est à l’image de comportements typiques du sud de l’Italie de jeunes issu·es d’environnements de classe ouvrière. « Ce jeu dangereux reproduit les hiérarchies et les rôles du monde criminel », déclare Glauco Canalis.
Dans l’ombre des sapins qui flambent
Envoûtant tant par l’esthétique développée que par le sujet abordé, The Darker the Night, the Brighter the Stars exerce une fascination qui n’est pourtant pas le propos de son auteur. Plutôt que d’aller dans le sens des représentations traditionnelles de ces communautés, Glauco Canalis met au contraire sa familiarité avec elles au service d’une mise en lumière des dynamiques à l’œuvre au niveau collectif, qui créent le cercle vicieux et condamnent à une exclusion certaine. En ce sens, le photographe propose une compréhension intersectionnelle de ces groupes, qui vivent dans l’affirmation constante de leurs valeurs en tant que communauté plutôt qu’en tant qu’individus singuliers. Le manque d’infrastructures du gouvernement, la difficulté d’intégration sociale et le jugement constant par les classes supérieures expliquent, de toute évidence, une criminalité systémique ainsi qu’un taux de chômage élevé.
Au fil de cette traversée du quartier de Torretta, il est remarquable de constater la grande clarté que Glauco Canalis maintient tout au long de son travail d’exploration, de même que dans son propos. D’où le ton d’hymne, à l’image de cette fête du feu de joie. S’il raconte « la campagne sauvage qui clashe avec le béton et l’asphalte », Glauco Canalis capture également certains codes d’une culture très forte de masculinité et d’hétérosexualité, qui cristallisent en elle-même des paradoxes saillants – comme ces images de jeunes hommes qui s’embrassent sur la bouche afin d’exprimer leur fraternité. Celles de sapins enflammés, quant à elles, sont à l’image de l’atmosphère générale de crudité que respire le haut lieu du crime qu’est Naples, contrastant avec l’importance de la religion.
Les flammes qui ravivaient la jeunesse
Il s’agit de rappeler que ce photographe documentaire vivant entre Milan et Londres – né en 1990 – provient lui-même de la campagne sicilienne. Son œuvre reste profondément marquée par les lieux et les paysages de son enfance, autant que par les réalités qui les animent. Au fil de la série et des vidéos qui composent ce journal visuel, on réalise que le feu est un prétexte. Au fond, Glauco Canalis désire explorer cette jeunesse en proie à elle-même, à la fougue dont elle est capable pour gagner son immortalité à travers les flammes.
Si la confiance de ces adolescent·es fut ardue à gagner, confie-t-il, leur curiosité a fini par prendre le pas sur leur méfiance. Dans une démarche sincère, née d’une connexion forte avec elleux, l’artiste a réalisé, en prolongement de sa série, un documentaire où iels expriment leurs pensées d’une manière intime et personnelle. Si d’apparence, son travail semble élever un monument à la gloire du crime, il va en réalité bien au-delà de celui-ci, puisque ce qui marque in fine se trouve bien plutôt dans l’humanité que font ressortir les nombreux portraits de The Darker the Night, the Brighter the Stars. Faire entendre les voix multiples et les rêves de cette jeunesse, créer de nouveaux récits, et mieux comprendre le contexte politique de cet environnement : voilà le cœur de cette œuvre incandescente.
À travers le portrait âpre d’une jeunesse prise dans un cercle vicieux, Glauco Canalis se rapproche, sans en être pleinement conscient, de la sienne. « Les jours sans fin à parcourir les rues, tester les gens, explorer le territoire. Souvenirs de pierre, de verre brisé, de maisons abandonnées et de chiens errants », se remémore-t-il – ainsi qu’on peut le lire dans une pièce obscure qui plonge les visiteurices dans son travail. Car c’est des souvenirs de sa propre adolescence qu’il s’agit, lui qui a grandi dans un milieu difficile, au cœur des paysages méditerranéens, baignés dans une lumière si caractéristique. Rapide et rusée, il suffit à cette jeunesse d’un regard pour bousculer, d’une allumette pour tout embraser. Le jeune homme raconte sa marginalité avec l’œil acerbe du documentariste et la finesse du poète : « Ils fêtent la jeunesse et l’immortalité, tels des diables. En brûlant vite et fort, comme le feu de joie. L’énergie de la testostérone attise le feu pour brûler encore un an, pour brûler toujours, pour graver dans les flammes les souvenirs de leur jeunesse, qui passera », écrit-il encore.