En se plongeant dans les albums familiaux de ses parents, Pierluigi Ciambra, photographe d’origine sicilienne ayant quitté sa terre natale dans sa jeunesse, découvre des visages inconnus, des lieux mystérieux. Dans In a foreign land, il amorce alors une investigation. Une exploration d’une histoire effacée, guidée par les récits de sa mère et sa redécouverte d’une terre qu’il a quittée trop abruptement. Entretien.
Fisheye : Qui es-tu, Pierluigi ?
Pierluigi Ciambra : Je suis né à Palerme en 1978 et je vis aujourd’hui à Cosenza, une ville du sud de l’Italie. J’ai étudié la photographie à l’Institut européen de Design de Rome, d’où je suis sorti diplômé en 2002, puis j’ai poursuivi mon apprentissage en théorie et pratique de l’anthropologie avec une thèse intitulée Ethnophotographie – recherche en images et sur les images, à l’Université La Sapienza de Rome.
Qu’est-ce qui t’intéresse, dans la photographie ?
La photographie me fascine parce qu’elle me permet d’exprimer mon opinion du monde. Au fil du temps, j’ai appris à la maîtriser, à l’utiliser comme un outil me permettant de connaître et de m’approcher de l’autre.
Comment composes-tu tes projets ?
Mes différents projets prennent racine dans des motivations personnelles et dans la connaissance. Le médium est selon moi le meilleur moyen de raconter une histoire. Je crois en la photographie lente, qui me permet de développer des séries sur le long terme, de ressentir de l’empathie pour mes modèles. Je suis convaincu que si l’on veut produire un récit réussi, il faut commencer « à table ». Pour survivre à cette boulimie d’images, pour se repérer dans un monde qui diffuse trop de connaissances, il faut créer un contact authentique, instaurer un dialogue avec les gens dont on souhaite partager l’expérience… Et donc passer beaucoup de temps avec eux.
Que raconte In a foreign land ?
Comme beaucoup de mes pairs, j’ai quitté la Sicile à vingt ans, et je n’y suis jamais retourné. Et comme beaucoup d’immigrants, j’ai fait l’expérience d’une « double absence ». Je ne me sentais ni à ma place dans l’endroit où je vivais ni dans le territoire que je quittais. À travers In a foreign land, j’essaie de me réconcilier avec mes racines – en tant qu’étranger dans mon propre chez moi – mais aussi avec la Sicile, ce lieu que j’avais abandonné, et que j’étais convaincu de ne plus aimer, et avec ma mère, mon premier « foyer » que j’ai laissé derrière moi, seule, pendant trop longtemps. Cette « terre étrangère », c’est donc une métaphore de ma terre d’origine, comme de mes proches.
Pourquoi avoir travaillé avec des images d’archive ?
J’ai commencé à explorer l’archive durant mon précédent projet, Lullaby and last goodbye, un travail au long cours qui a débuté comme un simple journal familial et s’est transformé en une analyse de ma propre enfance, en relation avec celle de ma fille. Mes parents nous ont légué de nombreux albums photo contenant des images anonymes que je ne connaissais absolument pas. Je n’avais aucune idée de qui était dessus. Je n’arrivais pas à situer les lieux ni l’époque, et les auteurs m’étaient inconnus. C’était des reliques du passé, des traces d’événements qui se sont déroulés… Mais elles demeuraient muettes. Comme des objets vides, dénués d’un quelconque détail reconnaissable.
C’est donc ce constat qui t’a inspiré ?
Oui. Comme tous les albums de famille, les miens étaient composés de photos vernaculaires. Mes proches capturaient des moments heureux de leurs vies, faisaient le portrait de leur sphère privée, afin de pouvoir archiver et collecter leurs souvenirs. Mais ces clichés m’ont interrogé : qu’est-ce que je savais réellement de ma famille ? De ma terre d’origine ? De la vie de ma mère ? J’ai donc appris à savourer le plaisir de l’étude et de la découverte. Ces photos dépourvues de textes, de dates, de lieux, j’ai essayé de leur donner du sens.
Comment as-tu procédé ?
Ces images vernaculaires sont devenues le point de départ de mon apprentissage de l’histoire de ma famille, de ma terre natale, et de celle de ma mère. En me servant de ces images comme d’objets d’étude, j’ai travaillé main dans la main avec cette dernière pour reconstruire sa vie. On a déterré des anecdotes, situé des lieux, retrouvé des gens, des souvenirs personnels qui dialoguent avec la mémoire collective. Nous avons donné une certaine préciosité à ces clichés pour qu’ils ne sombrent pas dans l’oubli.
Qu’as-tu découvert de l’identité des personnes présentes sur les images ?
Qu’elles font partie de ma famille. Redécouvrir et mêler nos histoires familiales à des événements historiques, tel que les guerres et les flux migratoires m’ont aidé à mieux saisir l’importance d’un tel projet. J’ai gardé en tête une anecdote que ma mère m’a racontée, et qui m’a beaucoup influencé : « Ton arrière-grand-père, Tommaso, comme de nombreux Siciliens avant lui, voulait s’envoler pour les États-Unis avec son frère et faire fortune. Mais malheureusement, quelques mois avant de partir, alors que le billet pour le bateau avait déjà été acheté et qu’il avait sans doute bu un verre de trop, il a donné un coup de poing à un policier et son VISA pour l’Amérique a été révoqué. Ce fut le seul de ses frères à ne pas partir. Peu après, il s’est marié avec ton arrière-grand-mère, une villageoise venue de Sambuca di Sicilia, et ainsi est née notre histoire. Ma mère, mes filles et moi sommes nées grâce à un peu trop de vin et un coup de poing ».
Qu’est-ce que cette recherche t’a apporté ?
C’était pour moi une manière de redonner vie à une relation que la distance, le temps et la solitude avaient usée. Mais notre reconstruction est-elle réelle, ou en partie fictive ? Parfois le souvenir est fragile, incertain, et notre esprit bouche souvent les trous grâce à des événements, des histoires imaginaires et fantastiques qui ne reflètent pas la réalité pour autant.
Tes propres images vont-elles s’ajouter à ces photos d’archive ?
In a foreign land
est un projet encore en cours. J’envisage aujourd’hui de tisser des liens entre les archives et les endroits qu’elles représentent. Ma mère va m’accompagner dans cette aventure, et tous les deux, nous allons faire du paysage sicilien mon sujet photographique.
Les liens entre culture et migration sont étroits. Quelle est ta vision de leur interaction ?
Ces deux concepts sont à la fois très larges et complexes et je pense qu’ils ont en effet beaucoup de choses en commun. Les gens ont toujours migré, les frontières entre les états ne sont que des lignes que les gens s’appliquent à rendre infranchissables – tout en n’y parvenant presque jamais réellement. La même logique peut être appliquée à la culture. Une culture – où une partie d’elle – ne reste jamais statique, jamais égale. Ses traits évoluent dans le temps. La mondialisation et l’essor d’internet ont accéléré ce processus. Cet échange d’idées et d’information revient à tout jeter dans une marmite, à constamment rebattre les cartes et générer de nouvelles idéologies, croyances, connaissances et formes d’art.
Et comment l’as-tu vécu, cette migration, à ton échelle ?
Bien évidemment, il n’est jamais facile d’émigrer, de laisser toute son existence derrière soi pour arriver dans une nouvelle ville, peuplée d’inconnus. Jeune, on peut partir sans un regard en arrière, sans un remords, en espérant même oublier notre passé, guidé par notre enthousiasme d’améliorer notre qualité de vie. Mais en grandissant, j’ai ressenti une attraction, un lien de plus en plus certains avec ce que j’abandonnais. J’ai découvert que j’étais profondément marquée par ma plus grande douleur : celle d’avoir quitté ma mère.
© Pierluigi Ciambra