Ancienne acrobate, Isabelle Wenzel met son corps en scène dans chacune de ses images. Un corpus impressionnant, où la fluidité des mouvements devient une métaphore de l’abolition des codes sociétaux.
Corps en mouvements, figés dans des positions absurdes, contorsions, déformations ou simples danses… La performance dans les photographies d’Isabelle Wenzel se pare de plusieurs significations. Aux frontières du surréalisme et de l’insensé, ses créations repoussent les limites de la souplesse et de l’équilibre pour générer une animation fluide, s’affranchissant d’une quelconque beauté, d’une quelconque sensualité pour exister, simplement. Ancienne acrobate, l’artiste visuelle néerlandaise s’est cassé le genou à 21 ans, mettant ainsi fin à sa carrière de gymnaste. « Il était clair qu’il allait mettre un certain temps à guérir. J’ai donc choisi d’étudier quelque chose d’autre. J’ai d’abord été attirée par le design, mais les professeurs de l’université m’ont conseillé de m’orienter vers la photographie – et il faut croire qu’ils ont eu raison », se souvient-elle.
Dès ses premiers essais, la photographe développe une affection particulière pour l’autoportrait. Une discipline qui lui permet de laisser son intuition la guider, son corps parler, sans avoir à communiquer de manière concrète. « Je travaille souvent avec un retardateur, ce qui ajoute une certaine pression à mes shootings. Mais j’aime l’idée de contrôler l’image sans vraiment la contrôler, puisque je ne peux pas regarder le résultat en direct. J’adore improviser, faire des essais, imaginer un résultat, “éteindre” mon cerveau, et laisser mes muscles parler. J’imagine ainsi que mon corps interagit avec une machine – l’appareil photo – me permettant par la même occasion d’entrer dans un état de méditation », raconte-t-elle. Tour à tour créatrice et modèle, actrice de l’ombre et sous les feux des projecteurs, Isabelle Wenzel œuvre seule, dans une indépendance totale. Loin des restrictions imposées par les interactions avec les sujets, des frustrations liées aux différences séparant les personnes, elle fait de sa propre silhouette son outil principal de travail. Un outil dont elle ne cesse d’exploiter les ressources. « Je suis assez narcissiquement obsédée par mon propre corps, s’amuse-t-elle. Les seuls modèles avec qui j’ai envie de travailler sont les danseurs contemporains : nous parlons la même langue. »
Je préfère être cyborg que déesse
Pour l’artiste, « la performance est tout, et tout est performance ». Physique, épuisant, son travail entend repousser les limites de son être. Une épreuve lui permettant d’accéder à des émotions profondes, véritables. « Tout le monde est différent. Je souhaite, à travers mes images, m’affranchir des limites liées au genre. Les corps sont des choses que nous construisons, que nous représentons à travers la technologie, puisque les frontières entre le naturel et l’artificiel deviennent obsolètes. J’ai toujours perçu une dualité dans mon corps : il est à la fois mien et autrui, puissant et faible, vérité et illusion, culture et nature, homme et femmes… Il n’y a pas besoin de diviser tous ces éléments », déclare Isabelle Wenzel. Profondément influencée par le Manifeste Cyborg, un essai féministe de Donna Haraway publié en 1984, qui critique notamment la politique identitaire du féminisme traditionnel et propose – à travers la figure métaphorique du cyborg – un regroupement par affinité, l’artiste imagine à travers ses autoportraits un être hybride.
Une personne humaine, existant au-delà des cases, des attentes d’une société bridée. Devenu abstraction, le corps de l’autrice s’impose comme un objet d’étude, une allégorie encapsulant les idéaux qui lui sont chers. Une sculpture fascinante à étudier, à observer, sans tenir compte de sa dimension organique. « Je transforme mon enveloppe charnelle en un corpus de connaissance. Je veux l’ouvrir à l’interprétation, pour que le ou la regardeur·se puisse projeter ses propres besoins sur lui », explique-t-elle. « Je préfère être cyborg que déesse », écrivait Donna Haraway en guise de conclusion de son ouvrage. Et, tout comme l’écrivaine, Isabelle Wenzel fait de sa propre personne un symbole de rejet des frontières établies. La souplesse qu’elle capture, la complexité des mouvements, la recherche de l’équilibre parfait se lisent alors comme autant de tentatives d’abolir les normes qui nous brident pour accepter enfin que l’humain est un tout, à la croisée du naturel, et de l’artificiel.
© Isabelle Wenzel