Dans Là où même le bleu du ciel est sale, Jérémy Saint-Peyre s’intéresse aux « violences latentes », invisibles et douloureuses, qui habitent les êtres humains. Un travail subtil aux tons ocre, ancré dans une nature silencieuse, portant, comme celles et ceux qui la traversent, les traces des cicatrices résiduelles.
Vers l’horizon, les montagnes se multiplient, formant des ombres derrière les ombres. Dans l’étang, une voiture coule, son épave s’effaçant sous la surface. Dans une cuisine, un poste radio, éteint. Partout, c’est le silence, l’invisible. Dans l’ocre des images, le froid semble omniprésent, le vent chasse l’écho des voix. Personne ne parle. C’est dans ce décor en ruine que Jérémy Saint-Peyre réalise Là où même le bleu du ciel est sale, une série poignante s’articulant autour d’une thématique à embranchement : le traumatisme. Des portraits au témoignage, il récolte des détails, fait jaillir de sous la terre des violences d’un ordinaire tragique, des états d’âmes en souffrance, des cicatrices qui rougissent, accentuées par les « blessures » structurelles des espaces qu’il arpente.
Photographe depuis 17 ans, c’est un besoin de communiquer par une quelconque forme d’art qui a d’abord animé l’auteur de 37 ans. « Je voulais être écrivain quand j’avais une dizaine d’années, mais je fais trois fautes par mois, confie-t-il. J’ai tenté la musique, le dessin… Avec la photo ça a été plus simple. J’ai essayé, j’ai eu des ratés, mais je n’ai jamais cessé de continuer. » D’abord sensible à l’approche photojournalistique et documentaire, Jérémy Saint-Peyre prend peu à peu ses distances avec la représentation simple du réel, pour privilégier « une approche portée sur la fiction et l’expérimental ». « Je travaille presque exclusivement sur pellicule et en laboratoire. Je tiens à effectuer toutes les étapes moi-même », précise-t-il.
Garder l’essence du sujet
C’est donc dans un « univers imaginaire qui engendre l’altérité » qu’il déploie sa série. Lorsqu’un premier corpus voit le jour, son « humeur déliquescente, pluvieuse et automnale » parle au photographe, leste ses images d’une pesanteur morale qui le pousse à continuer, à orienter le sujet vers ce qu’il nomme « les violences latentes ». Alors, dans ce territoire de l’irréel, là où l’empathie s’immisce parfois plus facilement, il lance un appel à témoignages. Une bouteille à la mer, visant à appeler celles et ceux qui, comme lui, souffrent sans (se) l’avouer. « J’ai reçu 16 réponses – de 16 femmes. Les hommes ne parlent pas trop publiquement de ce qu’ils ont pu subir ni de leur mal-être. D’ailleurs, c’est cette absence de portraits et paroles d’hommes qui pose la question de leur souffrance, des violences qu’ils reçoivent », raconte l’artiste. Un déséquilibre soulevant la question du patriarcat et de son impact sur notre manière de communiquer. « Mais le fond du travail, c’est le traumatisme », rappelle Jérémy Saint-Peyre. Comment on vit après l’événement, en tant qu’individu, en tant que groupe, qu’il soit petit ou grand. Personne n’en est exempt. » Pour parvenir à saisir les nuances des récits qu’on lui partage, le photographe s’entretient avec ses modèles, enregistre les échanges qu’il réécrit pour « ne garder que l’essence ». Un texte qu’il fait ensuite valider à la personne concernée.
Illustrer les blessures
Délicat autant que difficile, Là où même le bleu du ciel est sale croise ainsi images et mots, illustre les maux, les porte vers d’autres horizons plus poétiques. C’est à la chambre photographique – format 4×5 pouces – que l’artiste travaille. « Une utilisation impliquant un certain savoir-faire technique, mais demandant aussi d’anticiper la prise de vue, car, le temps de la mettre en place, réaliser le cadrage, les bascules et décentrements, la mesure de lumière, peut-être que la photo souhaitée a déjà disparu », commente-t-il. À ces contraintes s’ajoute un tirage au lith, que le photographe altère à l’aide d’un révélateur qu’il laisse se dégrader, pour « lâcher prise sur la maîtrise de bout en bout ».
Aléatoire, imprévisible, imparfaite, la série convoque les irrégularités d’une peau en guérison, les contrastes monotones d’une blessure qui peine à se refermer. Sur les clichés, la nature apparaît à l’abandon, à la fois pauvre et luxuriante. Les cheveux s’emmêlent dans les bourrasques, les regards se perdent au loin, comme pour prolonger les échos des aveux qui apparaissent sous les images. Des bribes abruptes, qui, pourtant, éveillent les sens. Des phrases qui font l’effet d’une claque, des questions qui implorent, des métaphores qui s’imposent – atemporelles, universelles. « Ça ravive la mémoire d’un passé chaotique et curieusement distant… Ça nous rappelle que le futur est incertain », peut-on lire, en légendes. Puis : « Mes parents étaient très violents, ils s’occupaient beaucoup de leur violence… pas de nous », « Comment on fait que quelqu’un ne devienne pas… comment on se défend ? » et « […] puis les oiseaux tombèrent. »