Dans Hannie & Billo – The Trail Project, Jet Siemons retrace la trajectoire d’un couple, Hannie et Billo, à partir d’un album photo datant de 1939, trouvé dans un magasin d’occasion. Au fil de ses découvertes, l’artiste néerlandaise troque l’approche créative pour le documentaire et exhume une histoire d’amour contrarié pleine de rebondissements.
Qui n’a jamais cherché à deviner qu’elle fut l’existence des personnes qui peuplent les œuvres d’art ou les documents d’archives ? Outre la conjoncture d’une époque, une toilette, un geste ou un détail suffit parfois à s’imaginer toute une histoire. Nous les percevons comme des indices disséminés çà et là. Qu’importe s’ils ne témoignent pas de la réalité, ils suggèrent alors un souhait ou une vision, la manière dont le sujet désirait être représenté ou ce qu’il voulait inspirer. L’ensemble rend tout autant compte de la façon dont une autrice ou un auteur appréhende le monde. À travers Hannie & Billo – The Trail Project, Jet Siemons s’est adonnée à ce jeu de l’esprit avant d’entreprendre des recherches dont l’issue a déjoué toutes les hypothèses. « Je ne m’attendais pas à cette fin, nous confie‑t‑elle. Bien sûr, on sent qu’il y a une tragédie, sinon, pourquoi trouverait‑on un album photo comme celui‑là dans un magasin d’occasion ? J’ai toujours pensé qu’il s’était passé quelque chose, mais je ne savais pas exactement quoi. Cela modifie complètement ma façon de voir Billo, parce que maintenant, je suis un peu en colère contre lui. Pauvre Hannie… C’est donc toute la dynamique que je pensais avoir avec eux et avec cet album qui a changé. Cela m’a apporté quelque chose de nouveau. C’est intéressant. C’est une histoire sur ce que la guerre peut faire en dehors du front, sur l’impossibilité de certaines amours. »
Le commencement
Tout a commencé en 2021. « J’étais dans un magasin de seconde main et, alors que je m’apprêtais à partir, j’ai remarqué une étagère remplie de piles de livres. L’un d’eux a attiré mon regard : c’était un album photo datant de 1939. En le feuilletant, la beauté des images m’a stupéfiée, et j’ai vu une histoire se dessiner. Il s’agissait d’un couple néerlandais en voyage, et j’ai immédiatement reconnu des choses que je faisais moi‑même avec ma famille. Je l’ai donc acheté pour 7,50 €, mais je ne l’ai pas consulté tout de suite avec attention », nous expliquait Jet Siemons il y a près de deux ans. À l’époque de cette découverte, l’artiste étudiait à la Royal Academy of Art de La Haye et avait des idées de projets plein la tête. L’une d’elles prit forme à l’occasion d’un devoir universitaire qui nécessitait l’utilisation d’archives. Le fin volume rayé qu’elle avait acquis quelque temps auparavant lui revint soudain à l’esprit. En l’examinant de plus près, elle remarqua que certaines images étaient en réalité des cartes postales annotées, objets qu’elle collectionnait justement. Émerveillée par cet heureux hasard, elle passa les nuits qui suivirent à le parcourir. « En lisant ces petits mots, j’ai trouvé des choses assez étranges », nous indiqua‑t‑elle, lors de notre première rencontre, dans un éclat de rire. À mesure qu’elle tournait les pages, un sentiment singulier émergeait. Plus elle s’immisçait dans l’intimité de ce couple inconnu, plus une certitude grandissait : elle disposait d’assez d’éléments pour retracer leur parcours. À l’aide de Google Maps, elle commença à se rendre sur les lieux de leur passage et à les renseigner sur un plan de cette région qui lui était familière. « À chaque période de vacances, mes proches et moi allions à la montagne pour faire de la randonnée sur l’autre versant de cette montagne », nous révéla Jet Siemons qui, par le passé, avait pris des clichés similaires de ces mêmes endroits. Déjà étonnante, cette première coïncidence ne fut pas la seule. D’autres allaient bientôt survenir, tout au long du projet, lui conférant une portée d’autant plus sibylline. Les cartes sont toutes signées du nom de Billo ou d’Hannie et semblent destinées à la mère de cette dernière, qui vivait à Rotterdam. Encore une fois, son adresse ne lui était pas inconnue. « [Elle] se situe à proximité de l’endroit où j’ai grandi », nous expliqua celle qui, dès lors, tenta de reconstituer l’arbre généalogique de ces protagonistes.
Une première histoire
Par crainte de dissiper la magie de cette découverte, Jet Siemons décida tout d’abord de ne pas creuser davantage. À la place, elle préféra offrir un second souffle à ces souvenirs en les combinant avec ses photographies personnelles. En résulta un voyage réinventé, prenant racine dans un nouvel espace, à la lisière du passé et du présent, convoquant à la fois la mémoire et l’oubli. À l’image, la gestuelle de la photographe ressemble à celle adoptée par Hannie et Billo. Si les épaules s’arrondissent sous le poids de la fatigue, les mains tiennent les bâtons de marche avec fermeté et le regard demeure tourné vers le sommet. Les mêmes paysages semblent retenir leur attention et les cartes postales sont désormais signées de leurs trois noms. « Par le biais de cet album, je voulais raconter l’histoire d’un lieu qui, sur le point d’être oublié, est soudainement ramené à la vie. Je ne crois pas au destin, mais à la sérendipité », assurait l’artiste qui pensait que la série s’achèverait ainsi. Pourtant, il n’en fut rien. Ces compositions constituaient en réalité un premier chapitre qui allait ouvrir sur trois autres : « Les recherches », « Les Alpes » et « Rencontre avec la famille ».
7,50 €
Les recherches
Deux ans plus tard, Jet Siemons donna une impulsion nouvelle à Hannie & Billo – The Trail Project. « La dernière fois que nous avons discuté, vous m’avez demandé si je souhaitais poursuivre ces recherches. Je vous avais répondu que j’aimerais peut‑être le faire, un jour, afin de découvrir qui étaient réellement ces personnes. Dès le début de l’année 2024, j’ai finalement relancé le projet », contextualise‑t‑elle aujourd’hui. Elle commença alors par déchiffrer les cartes postales, rédigées en ancien néerlandais, aux côtés de sa mère. Elle distingua des bribes d’histoire et entama des recherches approfondies jusqu’à tomber sur une nécrologie annonçant le décès d’Hannie. « Il était écrit : “À notre chère tante Anne.” Elle s’appelait donc ainsi, mais son nom de famille était différent de celui que j’avais en tête. Il y avait plusieurs noms. Dès lors, tout s’est passé très vite et je me suis demandé ce qui leur était arrivé. Formaient‑ils un couple ou étaient‑ils seulement amis ? Je ne pouvais pas le deviner à partir des photos, même si j’ai essayé, en témoignent les flèches. J’ai examiné s’ils portaient des alliances, leurs gestes, comment il la regardait, s’il y avait de l’amour », explique‑t‑elle. Munie d’un large panneau de liège, elle accrocha toutes ses trouvailles, les relia à l’aide d’un fil rouge, comme le ferait une enquêtrice.
Malgré quelques pistes qui se dessinaient, elle fit face à un obstacle : elle perdit la trace de Billo qui semblait avoir disparu des Pays‑Bas. « J’ai pensé qu’il avait dû mourir pendant la guerre, dans les années qui ont suivi l’album. J’étais sur le point d’abandonner quand j’ai retrouvé les membres de la famille d’Hannie. Ils vivaient à cinq minutes de chez moi. J’ai traversé leur allée à vélo à plusieurs reprises pour vérifier les noms sur la porte et ils correspondaient effectivement à ceux figurant dans la nécrologie. Peut‑être ai‑je également fait cela pour trouver quelque chose qui me rassurerait avant de les contacter. Finalement, j’ai décidé de me rendre dans les Alpes », nous raconte‑t‑elle. En amont de ce voyage, la photographe répertoria toutes les étapes de leur séjour et passa une dernière fois devant cette demeure pour y déposer une lettre manuscrite. « Je leur ai tout expliqué, je leur ai dit : “Je sais que c’est bizarre et je suis désolée si je donne l’impression d’être une personne malintentionnée. Ce n’est pas mon but. Votre tante m’intrigue et je me demandais si vous seriez disposés à m’en parler.” Cela pouvait sembler étrange, mais j’ai reçu une réponse le jour même. Ils trouvaient l’idée intéressante et voulaient me rencontrer, car Anne, donc Hannie, était une personne vraiment spéciale. »
La suite de cette article est à retrouver dans Fisheye #73.