En 1995, le film La Haine arrivait sur les écrans français et marquait les esprits. Une génération plus tard, Gilles Favier et Mathieu Kassovitz publient aux éditions Maison CF, Jusqu’ici tout va bien, 25 ans après le film La Haine. Immersion dans une aventure qui a bousculé la société.
« C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : « jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien…» Le problème ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage. » – Hubert Koundé, La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995)
16h30, le 6 avril 1993, commissariat des Grandes Carrières, Paris 18e. Entre ces murs, Makomé M’Bowolé, dix-sept ans, trouve la mort au bout du canon de l’arme de service tenue par Pascal Compain, officier de police judiciaire. Un drame qui se déroule au sein d’une salle où un fonctionnaire, passablement énervé par sa propre condition, interroge un adolescent. Autour, aucun de ses collègues, pourtant alertés par les cris de Makomé, n’intervient pour éviter cette fin tragique. C’est aussi le déclencheur des affrontements violents qui, pendant plusieurs jours, opposeront une jeunesse souvent déclassée et des forces de l’ordre soutenues par leur hiérarchie. Pascal Compain sera condamné à huit années d’emprisonnement, mais le dialogue, si tant est qu’il ait existé, est rompu. Mathieu Kassovitz a 26 ans et ces évènements produiront en lui un choc sans précédent. Il ne peut rester impassible.
10h48, un jour de 1995, Cité des Muguets, Chanteloup-les-Vignes, Yvelines. Saïd se tient là, au milieu de la cité, devant un commissariat incendié et gardé par un cordon de sécurité. Seul, armé de son marqueur, il délivre sur un fourgon le message qui lui brûle les doigts : « Saïd baise la police ». Quarante-huit heures plus tôt, Abdel Ichah, seize ans, est passé à tabac par un inspecteur durant un interrogatoire. Alors qu’Abdel est entre la vie et la mort et qu’une émeute a opposé les jeunes aux forces de l’ordre, les heures qui vont suivre changeront le destin de Saïd (Saïd Taghmaoui), Hubert (Hubert Koundé) et Vinz (Vincent Cassel). Cet écho fictionnel du premier fait divers est le point de départ du film La Haine. Le second long métrage du réalisateur Mathieu Kassovitz soulignera les sentiments d’urgence et d’injustice qui se logent dans des banlieues oubliées.
Un film pas comme les autres
Juillet 2020, La Haine a 25 ans. Afin de célébrer ce film qui semble ne rien avoir perdu de son actualité, les éditions Maison CF proposent Jusqu’ici tout va bien, 25 ans après le film La Haine. Un ouvrage rassemblant une partie des images signées Gilles Favier, directeur artistique du festival ImageSingulières, à l’occasion du tournage. « Je sortais d’un long travail sur les quartiers nord de Marseille et Kassovitz est venu à l’expo qui a suivi, se souvient-il. Il m’a confié un exemplaire du scénario et m’a demandé si ça m’intéressait de bosser en amont, pour faire une recherche d’angle. À ce moment-là, il tournait un peu en rond et il souhaitait un regard décalé. » Gilles Favier sait que le film ne sera pas comme les autres. Il sera par la suite autorisé à capter son déroulement au cœur de la cité.
Mais voilà, Gilles Favier n’est pas photographe de plateau. Il s’assure alors de pouvoir conserver son regard et indépendance d’auteur. Il a donc demandé au réalisateur s’il pouvait graviter tel « une sorte de candidat libre ». Les clichés qu’il produit découvrent un univers qui dépasse le cadre de la narration cinématographique. Comme il l’explique dans le texte qui accompagne le livre : « Les images qui en résultent ne sont pas un décalque de celles du film. Elles s’affranchissent de la direction donnée par la caméra, aspirées vers un hors-champ dans lequel se révèle la cité, ses habitants et, au milieu de cela, le cinéma se faisant. »
La fabrique du réel
C’est une évidence, Gilles Favier a su apporter son regard humaniste et singulier sur des populations souvent stigmatisées par les médias et les classes dominantes. Et c’est en photographe engagé qu’il s’est avancé près de ceux qui vivent le quartier. Par ailleurs, le tournage en lui-même prend en compte les habitants. Que ce soit en les faisant participer au travers de rôles ou en les incluant à l’équipe technique, Mathieu Kassovitz a fait le choix de ne pas s’imposer, mais de partager. C’est sans doute l’une des clés du succès du film. Mais il faut aussi reconnaître que cette démarche a pu être la source de déceptions. « Le problème, c’est que certains gosses se sont mis à rêver, admet Gilles Favier. Si certains ont réussi à tirer leur épingle du jeu, beaucoup ont découvert qu’une fois le cinéma parti, il n’y a plus de cinéma. C’est triste et cruel, mais c’est un fait. »
« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » écrivait dans la Société du Spectacle Guy Debord détournant Hegel. Cette frontière trouble entre l’illusion et l’authentique, Gilles Favier a su en jouer pour construire sa narration. Il navigue avec intelligence dans cette entreprise qu’est la fabrique du réel. Une manière qui permet de poser la question du statut des images. Gilles Favier en a bien conscience. Et c’est en photographe engagé qu’il s’est avancé près de ceux qui vivent le quartier. « Je suis un photographe de parti-pris, l’objectivité ce n’est pas trop mon truc, je ne pense même pas que cela existe, affirme-t-il. J’ai détourné des éléments du décor pour nourrir mes idées politiques du moment. Mais jamais nous n’avons vendu ces images comme journalistiques. Alors que de nos jours, beaucoup de celles publiées dans la presse sont trafiquées. »
La violence légitime
Aujourd’hui, une nouvelle génération découvre ces photographies (elles seront présentées à l’occasion de la prochaine édition du festival L’Œil Urbain, à Corbeil-Essonnes) et peut-être même le film. Comment les perçoit-elle maintenant que La Haine a ouvert une brèche dans laquelle beaucoup de productions plus ou moins réussies se sont engouffrées ? Difficile à dire tant la profusion des images, les facilités de diffusions de celles-ci et le traitement de l’information ont banalisé ce qui ne devrait pas l’être. « À l’époque, on ne voyait jamais les bavures policières, raconte Gilles Favier. C’est à peine si on en parlait. Maintenant il y a des caméras partout, il y a parfois plus de journalistes que de manifestants. Ça circule vite, de façon brute, la perception a peut-être changé. À un moment, il a été question de faire une suite, mais je ne pense pas que s’eut été une bonne idée. »
Mais alors, qu’elle est l’héritage de La Haine ? Mathieu Kassovitz et Gilles Favier ont su humaniser ceux qu’une pléthore de blancs bien informés caricaturait à l’envie à travers les JT et les statistiques de la délinquance. Ce film a participé à faire entrer dans le patrimoine culturel une frange de la jeunesse à qui on avait trop longtemps tourné le dos. Et contrairement à ce que certains ont dit avec condescendance, ce n’est pas un « film de cité ». C’est une œuvre qui traite de l’exclusion, de la violence, de révolte et de fraternité. Depuis, les choses ont sans doute évolué. Mais la haine, la vraie, est encore là. La multiplication des cas attestés de débordements policiers finit d’assoir la détestation et le mépris d’un État qui disposerait seul du monopole de la violence légitime. Pouvons-nous encore parler de « bavures » ou ne s’agit-il pas là d’une brutalité systémique ? De quel côté se situe vraiment la haine ?
Jusqu’ici tout va bien, 25 ans après le film La Haine, éditions Maison CF, 39 €, 192 p.
© Gilles Favier