Photographe établie en Australie, Katrin Koenning signe between the skin and sea, un livre bouleversant paru chez Chose Commune en 2024. À travers une cartographie intime de la perte et de la beauté, elle y offre une méditation poignante sur le deuil, le vivant et les liens invisibles qui nous unissent.
Il y avait cinq kilomètres. Cinq kilomètres pour tourner en rond, marcher, revenir et recommencer. Cinq kilomètres entre la peau et la mer, dans un monde replié sur lui-même par la pandémie et les incendies dévastateurs en Australie. C’est dans ce périmètre restreint imposé par les confinements que Katrin Koenning a commencé à composer between the skin and sea, un livre qui s’est poursuivi ensuite sur trois années d’images (2020-2023), comme une traversée à la fois intérieure et collective, émotionnelle et rituelle. Au cœur d’une époque saturée d’incertitudes et de bouleversements, où tout semble à la fois s’achever et recommencer, elle revient sur les ombres tendres et les lumières diffuses qui ont constitué le paysage de ces années étranges. Mais aussi sur un sentiment de deuil profond, autant envers une proche qu’envers le vivant lui-même.
Une nature en deuil
Faune, flore et êtres humains participent ici tous d’une douleur sourde. Des visages absents au regard, absorbés – sauf quelques exceptions, comme la dernière image, celle d’un enfant juché sur des épaules adultes, à demi tourné vers nous, semblant défier le ou la spectateur·rice – comme s’il venait rappeler, avec ironie, que tout nous échappe. Les photographies, d’abord en noir et blanc, prises à divers endroits en Australie, traversent des fragments d’existence ordinaire – un chat, une maison, beaucoup d’enfants – sans jamais tomber dans la chronique. Chaque scène semble imprégnée d’un trouble silencieux, d’une tristesse diffuse ; l’usage du noir et blanc installe un temps suspendu, presque spectral. À tel point que la nature elle-même semble devenir un personnage endeuillé : un chat qui contemple tristement la fenêtre, des forêts abîmées, des fourmis – évoquées dans le texte – qui portent leurs morts… Tout, dans between the skin and sea, suggère une perte partagée entre humain·es et non-humain·es.
« Je pense qu’à notre époque d’urgence écologique, il est impossible de ne pas ressentir cela, à moins de se penser séparés ou supérieurs au monde naturel », confie-t-elle. Dans ce projet, Katrin Koenning brouille continuellement les frontières – entre le jour et la nuit, la famille et les ami·es, le réel et le rêve – et les défie avec douceur : « Étions-nous éveillés ou en train de rêver ? », interroge-t-elle dans son texte d’ouverture, comme pour suspendre la perception dans une brume de doute poétique. Jamais bien loin des scènes que nous contemplons, il y a la mer, aspiration profonde dont la puissance symbolique imprègne l’ouvrage jusque dans son titre. Entre la mer et la peau : entre ce qui déborde et ce qui contient, entre ce qui emporte et ce qui garde, entre ce qui nous échappe et ce que nous pouvons toucher. Dans cette tension, il y a la photographie, un refuge fragile, une tentative d’être « comme l’eau », c’est-à-dire insaisissable, poreuse, vivante.
Ce n’est pas la première fois que cette photographe australienne, d’origine allemande, expérimentait le deuil – loin de là. Un deuil fondateur, celui d’un ancien ami lors d’un crash au-dessus de l’Islande, l’a même entraînée vers la photographie. Ironie de la chose, la pellicule de l’appareil argentique qu’elle a emportée avec elle est restée vide. Impossible de ne pas y voir une signification profonde. « C’est un peu comme cela que la photo a crashé dans ma vie », résume-t-elle. Depuis, elle développe une approche très personnelle, qui ouvre sur des réflexions plus vastes et intenses sur le monde contemporain et les temps étranges que nous traversons.
188 pages
55 €
Faire communauté avec le vivant
Plus largement, Katrin Koenning porte son attention sur les liens humains, notamment dans la banlieue où elle vit, près de Melbourne. Une intimité élargie à son cercle affectif : celles et ceux qu’elle aime. Dans le texte d’introduction du livre, elle adopte le « nous », jamais le « je » : l’individu s’efface au profit du collectif. Les images tissent alors une proximité partagée – des anniversaires, des enfants, un homme qui regarde ailleurs, une femme absente, un hibou immobile, un chat objet de toutes les attentions… Rien de spectaculaire : tout est d’abord présence. « Il est beau d’imaginer la communauté dans la fluidité ; un peu comme un puzzle sans fin ou un essaim bourdonnant qui est en mouvement constant, jamais statique, raconte-t-elle avec acuité. Dans cet essaim, chaque chose veut appartenir : l’histoire, l’espoir, l’oiseau, l’homme. La pierre, l’arbre et le rêve. »
Mais au-delà, ses images suggèrent l’idée que le changement concerne toute chose : la faune et la flore ont, elles aussi, leurs rituels, leurs façons propres de traverser la perte. La nature semble elle-même être en deuil. « Nous n’avons pas vraiment de langage pour dire tout ce qui nous arrive. C’est quelque chose d’ancien, transmis si profondément qu’on ne sait plus le formuler – c’est inscrit en nous », déclare-t-elle sobrement. Elle poursuit ensuite : « Ce sont ces formes de communautés qui m’intéressent aussi. Je suis toujours à la recherche de réseaux de relations et de connexions. Pour moi, rien n’est isolé. Je pense beaucoup à la manière dont nous vivons, et pouvons vivre, les un·es à côté des autres : ensemble et non séparément. » Lorsqu’on la rencontre en visioconférence, elle semble encore surprise de pouvoir échanger, à distance, d’un bout à l’autre de la planète. Une surprise teintée d’humilité, qui reflète ce que ses photographies évoquent : un émerveillement persistant face aux liens invisibles qui nous relient.
between the skin and sea s’impose ainsi comme une poétique de l’enchevêtrement, à la fois fragile et profonde. Le style fragmentaire de l’autrice baigne dans une intemporalité puissante, une délicatesse sobre. Les formats sont multiples – argentique, numérique, couleur, noir et blanc. Au centre du livre, une parenthèse en couleurs, annoncée par des fleurs, surgit brièvement – chevelure rousse, vase d’argile… – avant de s’éclipser au profit de la pénombre d’une pleine lune peuplée de créatures et d’ombres. Mais rien n’est figé ici : la photographe rejette toute clôture ou résolution. « Ce que je cherche, c’est à faire coexister plusieurs vérités dans une même histoire, une multiplicité d’expériences de la vie », confie-t-elle. Imaginé en collaboration avec Chose Commune et sa fondatrice Cécile Poimbœuf-Koizumi, le livre de Katrin Koenning est une œuvre poreuse et bouleversante, qui capte l’interdépendance, intime et universelle, et nous invite à écouter les silences partagés du monde.