Kyotographie 2024 : danser avec la photographie

07 mai 2024   •  
Écrit par Eric Karsenty
Kyotographie 2024 : danser avec la photographie
© Yoriyas
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Breakdancer, photographe, vidéaste et chorégraphe, le Marocain Yoriyas (Yassine Alaoui Issmaili) nous propose avec Casablanca. Not The Movie une vision chaloupée d’une ville qu’il parcourt depuis plus de dix ans. Une exposition présentée dans le cadre du festival Kyotographie, au Japon, avec une scénographie renversante qui bouleverse nos points de vue.

Fisheye : Comment as-tu commencé la photo ?

Yoriyas : J’ai commencé à jouer aux échecs quand j’étais petit (5-6 ans), et au cours d’une compétition j’ai gagné une caméra. J’ai gardé cette dernière que j’ai utilisée sans film… (rires). C’est mon premier rapport avec une caméra : je jouais avec, sans savoir ce que je voulais faire. Plus tard je l’ai cassée et démontée pour voir ce qu’il y avait dedans. Vers 14-15 ans, j’ai commencé le break dance, et avec mon équipe on a participé à des compétitions internationales vers l’âge de 20 ans. On a voyagé à l’étranger, et j’ai acheté un appareil photo numérique d’occasion, on faisait les photos de voyage. Je m’en servais surtout pour mémoriser le chemin entre l’hôtel et le lieu des compétitions, un peu comme le Petit Poucet. J’ai une mauvaise mémoire des lieux, ça m’a aidé. J’ai gardé cette caméra longtemps, et quand je me suis blessé au genou, en 2013, j’étais triste. On s’entraînait 4 ou 5 heures par jour, ça faisait un grand vide, alors j’ai pris ma caméra et j’ai commencé à marcher dans Casablanca sans savoir ce que j’allais faire, juste pour prendre des photos. Ce n’était pas des « photos de la rue », mais des « photos dans la rue », c’est très différent.

Qu’est-ce que tu faisais comme image ?

À cette époque, je donnais des cours de break dance, des masters class dans des quartiers bourgeois, c’était une période intéressante d’expérimentation avec la photo… Comme je gagnais ma vie avec la danse, la photo c’était un plaisir et c’est devenu une obsession. De ma maison au travail, la route était longue, je prenais deux taxis et devais marcher longtemps. Ce chemin s’est transformé en terrain de jeux qui m’a permis de connaître les gens en donnant les photos quelques jours après les prises de vue. C’est devenu une façon de rencontrer les gens et de me lier à elleux. Ça a été le cas dans un quartier difficile, près de la mer, où il y avait un grand contraste entre des bidonvilles et des résidences pour les classes supérieures. Un endroit où j’ai pris une photo de foot que les jeunes ont appréciée, et grâce à elleux, j’ai pu travailler plus longtemps sur le quartier. Cela m’a permis de documenter les changements de la cité. En dix ans, j’ai aussi pu les montrer.

Quand as-tu décidé de devenir photographe ?

Il y a eu un moment dans les cours de break dance que je donnais aux enfants en école d’art qui était très intéressant : dans les cinq dernières minutes de classe, je sortais mon ordinateur et je montrais mes images de Casa. C’est moi qui prenais un cours, je ne disais rien, je les écoutais. Leurs commentaires me faisaient comprendre des choses, ça m’a appris à ne pas juger. Et ça c’était une grande leçon des enfants, car iels voient les choses sans a priori. J’ai commencé à regarder autrement.

© Yoriyas
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Yoriyas
artiste
« Pourquoi les grand·es photographes étaient toujours des étranger·es ? Pourquoi toujours les Américain·es, les Français·es… pourquoi il n’y avait pas d’Africain·es ?  »

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Quelles sensations as-tu quand tu prends des photos ?

J’ai grandi à Casa, même si je n’y suis pas né. Ma mère, qui elle y est née, me racontait des souvenirs de son enfance. C’était un bon endroit pour commencer la photo en explorant différents mémoires. Je me souviens d’un voyage là-bas – j’étais petit –, on était venu voir la famille. Et de la terrasse familiale, on devinait la mer au loin. On voyait la perspective avec les bateaux tout petits. Et moi, je pensais que Casa c’était le bout du monde, qu’il n’y avait rien au-delà. J’ai grandi avec cette image… Il y a aussi cette idée surréaliste de contrastes dans la ville, de mystère qui vient interroger la mémoire. À chaque vacances je partais avec mes cousin·es à Casa… il y a tous ces souvenirs, à chaque voyage je découvre des choses. Ma grand-mère a joué un rôle important dans ma création, dans la danse et dans la photo. Elle avait un esprit de liberté, de créativité et de compréhension. Les grands-parents comprennent souvent mieux que les parents, c’est pour ça qu’elle est dans l’expo, en hommage, en haut, dans le ciel, elle est morte deux ans avant. C’était important pour moi.

Comment as-tu trouvé ta voie dans la photo ?

Quand j’ai commencé à faire des photos, je me suis demandé pourquoi les grand·es photographes étaient toujours des étranger·es ? Pourquoi toujours les Américain·es, les Français·es… pourquoi il n’y avait pas d’Africain·es ? C’était très simple dans ma tête, je me disais qu’on avait toustes deux yeux et une caméra. Il fallait faire progresser le niveau, photographier chaque jour dans un esprit de compétition – un esprit hérité des battles qui m’a beaucoup aidé. J’ai eu la chance de faire de belles rencontres, comme à Marseille où j’ai fait la connaissance d’un photographe de rue, Yves, médecin, amoureux de street photo. Il m’a donné des éléments sur cette culture, sur la composition des images. J’ai découvert Josef Koudelka, il y a quelque chose qui m’a interpellé.

Avec le break, au début tu t’inspires des Américains et d’autres nations qui ont un très haut niveau. Quand on a commencé à voyager, on a compris que la vraie inspiration était à côté de nous : la culture, la famille, comment nous les Marocain·es on bouge. Si on ne s’inspire que des Américain·es, pourquoi on nous inviterait ? On a compris ça et on a construit nos chorégraphies en s’inspirant de notre façon de bouger. Une manière de s’émanciper de la culture américaine. Quand j’ai commencé à faire de la photo, j’ai regardé les autres photographes et j’ai compris que pour moi l’inspiration ce n’était pas la composition. Pour moi l’inspiration c’était le chemin de Josef Koudelka, son exil, ce qu’il a vécu. C’était important de comprendre ça, quand j’ai commencé à faire des photos à Casa, c’était ce que j’avais vécu. Je me suis libéré de cette influence, et c’est l’expérience de la danse qui m’a permis cette émancipation. Dans la danse, on était toustes inspirés par Casa, parce qu’on était tous de cette ville. Je me souviens du choc ressenti après une compétition internationale à Salzbourg, en Autriche, quand j’ai retrouvé l’agitation de ma ville. Ça m’a fait prendre conscience de l’originalité de la vie ici.

© Yoriyas
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Qu’est-ce qui te fait le plus kiffer, danser ou photographier ?

Le plaisir de danser est toujours très présent, j’ai passé plus de la moitié de ma vie à danser. Ce que je fais maintenant, c’est danser avec la photo. Toutes mes expériences du Break ont nourri ma photographie. Même dans la communication, car j’étais le manager du groupe et j’ai vite compris comment communiquer avec les photos, les vidéos, les paroles… Avec le projet photo de Casa, j’ai pensé que le titre était important, et à un moment ça s’est imposé : Casablanca. Not The Movie. Parce qu’à chaque fois que je parlais de Casablanca, on me parlait du film avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. En 2017, j’ai été publié dans le New York Times Review et dans de grands magazines. Il y a des collectionneur·ses qui m’ont acheté des photos, même le roi du Maroc ! Ça a été un moment de bascule.

Danse et photo, deux manières d’appréhender l’espace qui ont influencé ton travail de chorégraphe ?

Cela fait un an et demi que travaille comme chorégraphe, avec ma femme, Friederieke Frost, et on a gagné l’an dernier un premier prix dans un festival de danse contemporaine. Avant je faisais aussi les chorégraphies pour les compétitions, mais là ce sont des spectacles d’une heure, ce n’est plus pareil. Maintenant c’est la photo qui inspire la danse. Elle sera présente dans le prochain spectacle de notre compagnie (Chara), pas avec des images projetées, mais par des observations faites dans la rue qui viennent inspirer les positions des corps dans la pièce. J’ai dit aux danseur·ses qu’on n’allait pas « faire de la danse », mais « travailler avec la vraie vie ». Parce qu’avec la photo, on documente ce qui se passe dans la vie. Dans ma première création, on s’est inspiré de la gestuelle de la vie quotidienne, la manière de dire bonjour, de faire la bise, quand les gens sont contents ou tristes… autant d’observations qui deviennent des éléments de la chorégraphie, avec toutes les inflexions qui les modulent et les nuancent. C’était plus important que de faire une chorégraphie esthétique, on cherche des choses de la vraie vie.

Comment as-tu pensé la scénographie de ton exposition à Kyotographie ?

Quand je photographie, je change de perspectives, et je voulais que les spectateurices changent aussi leur perspective, leurs points de vue. Qu’iels bougent, que la photo les force à se déplacer, comme elles m’ont forcé à le faire à la prise de vue. On est parti sur plusieurs idées, comme un mur d’escalade, mais c’était un peu compliqué. On a travaillé avec deux architectes (un Marocain et un Japonais), ce n’était pas facile. Ils ont fait une école d’architecture, ils avaient des idées un peu scolaires, classiques, moi je viens de la rue… Il a fallu un peu de temps pour trouver un terrain d’entente, je ne voulais pas d’une scénographie trop classique. On est arrivé à l’idée de travailler avec les murs, de les incliner pour composer un parcours où le public est obligé de bouger leur corps. C’est inspiré d’une de mes photos prises à Casa où il y a des miroirs au sol et où on voit les reflets des gens à travers eux (à gauche, ndlr). Chaque personne se retrouve dans un plan incliné. C’est la photo qui a donné l’idée de la scéno. C’était une collaboration intéressante, une belle expérience.

Quel est ton prochain projet ?

On prépare une deuxième création contemporaine inspirée par les tremblements de terre dans l’Atlas. J’ai documenté l’Atlas avant et après la catastrophe [le séisme de septembre 2023, ndlr], ça va être une pièce multimédia, avec la danse et avec mes images, photos et vidéos. Je pense qu’après la danse contemporaine, je vais me lancer dans la vidéo. En fait je n’aime pas me limiter à une seule discipline. Même dans la scénographie j’aime prendre des risques, comme avec l’exposition de Kyotographie : casser les codes, explorer des choses.

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