Dans Tropism, Nhu Xuan Hua se livre à une enquête singulière au cœur du vaste dédale de la mémoire. À travers un album de famille réinventé – présenté cette année au festival d’édition photo indépendante Rolling Paper –, elle matérialise ces fluctuations des souvenirs qui nous condamnent à l’oubli.
« Ils entrent dans la pièce et lisent : / Chers doigts avec des traits de crayon, / Avez-vous déjà fait l’expérience d’une étrange réaction corporelle déclenchée par des émotions éparses ?
» C’est en ces mots liminaires, consignés sur une feuille volante elle-même scellée dans une petite enveloppe de papier blanc, que commence Tropism. Au cœur de son bel ouvrage, Nhu Xuan Hua interroge le devenir des sensations. Dans le creuset de la mémoire inexacte, celles-ci portent en elles ces bribes de souvenirs qui reviennent par à-coup. Le bruit des couverts qui s’entrechoquent lors d’un dîner de famille, le parfum des glaïeuls qui embaument l’atmosphère, la vision d’une forme endormie dans quelques lieux disparus… « Voulez-vous vous asseoir avec moi ? / Partager le repas de l’anamnèse », nous propose la photographe. Telle une chasse au trésor, notre hôtesse nous convie dans ce dédale familier et universel de l’oubli.
Régir les souvenirs volatiles
« Se souvenir, c’est accepter que quelque chose ait été oublié, que quelque chose ait été perdu, et que quelque chose qui a été possédé ait besoin d’être retrouvé »
, affirme Nhu Xuan Hua dans cette même lettre-poème. Des figures floues à l’apparence spectrale se déclinent au fil des pages. Ces dernières, cartonnées et difficiles à tourner, matérialisent la résistance à laquelle nous nous heurtons. Et des réminiscences inattendues jaillissent de ces visions lentes et saccadées où les silhouettes s’effacent peu à peu. Parfois, certains éléments de contextes révèlent quelques indices : un pull en laine fuchsia, une chevelure soyeuse, un bouquet de fleurs blanches, de vieilles chaises tapissées, un gâteau d’anniversaire, un vélo flambant neuf, les embruns salés… À l’instar des souvenirs, les cinq sens s’entremêlent dans un mouvement fluctuant où fusionnent les espaces et les êtres qui habitent les archives familiales.
Au cœur de ce dédale chaotique, seule la « re-membrance » – ce souvenir physique qui sommeille dans les membres et les sens – fait régner un semblant d’harmonie. Comme nulle autre substance, elle parvient à tracer un nouvel itinéraire qui relie le passé incertain au présent évanescent. « Il, Elle, Ils, Ici et Là ne font plus qu’un après avoir été séparés pendant si longtemps », assure l’artiste. Dans ce territoire en deux dimensions, les éléments qui composent les clichés « se promènent, se rencontrent, dansent, se multiplient, se dissipent, se transforment, se perdent et disparaissent à nouveau ». Dans leur sillage se distille ainsi l’obsédante présence d’une nostalgie lancinante, inlassablement vouée à régir les souvenirs.
Tropism, Consequences of a Displaced Memory, Area Books, 52 p., 43 €.
© Nhu Xuan Hua